L’Orchestre Français des Jeunes, Elisabeth Leonskaja et Michael Schønwandt : bonheur partagé

par

Programme varié, comme souvent avec l’OFJ, pour le deuxième des trois concerts de leur session d’hiver (après Dijon, et avant Ludwigsburg), leur quatrième et dernière session avec le très expérimenté chef d'orchestre danois Michael Schønwandt : une courte pièce dodécaphonique (Dallapiccola), un grand concerto pour piano entre classicisme et romantisme (Beethoven), et en deuxième partie une immense œuvre pour orchestre de l’époque moderne (Bartók).

La Piccola musica notturna (1954) de Luigi Dallapiccola (1904-1975), au titre (« Petite musique nocturne ») qui évoque Mozart, n’a pourtant rien à voir avec cette célébrissime sérénade au ton léger. Elle est basée sur un poème d’Antonio Machado, Nuit d’été, dans lequel le poète se voit « déambulant tout seul, comme un fantôme ». Dès leur entrée, les cordes impressionnent par leur chaleur et leur équilibre. La partition indique Molto tranquillo, ma senza trascinare (« Très calme, mais sans traîner »), mais beaucoup d’interprètes oublient ce qui suit la virgule. Ce n’est pas le cas de Michael Schønwandt, qui prend donc un tempo assez allant. Il obtient de cet orchestre une formidable palettes de couleurs. Leurs sonorités se mêlent presque mystérieusement : nous ne savons pas toujours quels sont les instruments (pourtant tous habituels dans l’orchestre symphonique -à l’exception, éventuellement, du célesta) que nous entendons. Dès lors, nous en sommes convaincus : avec une moyenne d’âge autour de la vingtaine, cet orchestre sonne avec une belle maturité.

Suivait le Concerto pour piano N° 5 (et dernier) de Ludwig van Beethoven, avec l’immense Elisabeth Leonskaja. Dans ses cadences introductives, elle est saisissante de puissance et de simplicité, sans rien d’apprêté. Malgré leur nombre, les cordes ont une texture aérée, remarquablement homogène. Ce concerto est surnommé « L’Empereur », sans aucune raison historique. Et à entendre ce début, on le trouve bien peu solennel, mais plutôt dans l’état d’esprit tout de sensibilité du merveilleux Quatrième Concerto. Elisabeth Leonskaja varie les hiérarchies de ses interventions avec une maîtrise supérieure, capable de percer avec autorité comme de se fondre avec abandon. Elle passe des sonorités les plus cristallines aux plus acérées avec une aisance confondante. L’orchestre, parfaitement discipliné, et le geste sûr de Michael Schønwandt, sont à la hauteur.

Dans l’Adagio, l’orchestre sonne comme du velours. Tout au plus quelques légers problèmes de justesse collective dans les bois seront, de tout le concert, le seul moment où l’on se dit que ces jeunes instrumentistes manquent encore d’expérience. Nul doute qu’ils apprendront à corriger avec les années. Et cela ne les empêche pas de suivre avec souplesse une fantastique Elisabeth Leonskaja qui nous fait oublier les barres de mesure, et nous plonge tous, par l’évidence absolue qui se dégage de son jeu, dans un moment de véritable grâce.

Sa transition vers le finale est directe, spontanée et sans manières. Avec un orchestre séduisant de la fougue de la jeunesse, elle prend tous les risques, poussant les nuances à leurs limites. L’art avec lequel elle fait sonner son Steinway (son utilisation de la pédale est véritablement virtuose) est phénoménal. On aurait envie de dire quelque chose sur chaque phrase, chaque détail...

En bis, la plus sublime confidence sans paroles qui soit (et nous manquerons de mots pour décrire l’interprétation d’Elisabeth Leonskaja) : l’Impromptu en sol bémol majeur de Schubert, D. 899.

En deuxième partie, un des « tubes » de l’Orchestre Français des Jeunes (qui a été programmé dès sa deuxième année d’existence, en 1983) : le Concerto pour orchestre de Béla Bartók. Quand on apprend un instrument, on étudie les concertos écrits pour cet instrument. Dès lors, quand on se destine à devenir musicien d’orchestre, quoi de plus indiqué qu’un concerto pour orchestre ? S’il y avait bien eu quelques précédents depuis 1925 (Hindemith, Piston et Kodály), celui de Bartók, qu’il a composé en 1943, à la toute fin de sa vie, alors qu’il venait de s’exiler à New York et qu’il se savait condamné, a rencontré un véritable triomphe, qui ne s'est jamais démenti, et qui a été assez largement suivi (Zimmermann, Lutosławski, Tippett, Knussen, Reverdy, Bacri, Lindberg et Escaich, pour reprendre les exemples cités par Hélène Cao dans le programme du concert). Il faut dire qu’il a tout pour plaire, autant au public qu’aux orchestres, en particulier de jeunes : une structure lisible en cinq mouvements, une grande variété d’ambiances, toutes très accessibles malgré la modernité d’écriture, et, précisément, une écriture qui permet aux musiciens qui ont encore peu d’expérience de découvrir de nouveaux modes de jeu sur leur instrument. Et puis, il y en a vraiment pour tout le monde.

Dès de début de l’Introduction, Michael Schønwandt installe une ambiance, à la fois pesante et aérée, qui captive le public. Le flûtiste (Maël Metzger : retenez son nom, il va faire parler de lui) se distingue par un jeu particulièrement engagé, avec beaucoup de relief. Les épisodes s’enchaînent, remarquablement différenciés par un orchestre qui comprend parfaitement ce qu’il joue. Le chef dirige plutôt sobrement, mais de façon très suggestive. À l’évidence, le courant passe.

Dans le Giuoco delle coppie (« Jeux de couples »), pris dans un tempo rapide, on admire la belle homogénéité des duos qui se succèdent : bassons, hautbois, clarinettes, flûtes, trompettes, trombones... Que ces jeunes ont donc du talent !

L’atmosphère de l’Elegia fait écho à la Piccola musica notturna entendue au début, avec toutefois des passages fiévreux qui rappellent, au-delà de la maladie du compositeur, cette guerre terrible dont il avait dû fuir les prémices quelques années plus tôt. Un public, visiblement peu averti des coutumes des grandes salles parisiennes, et dont on peut imaginer qu’il soit venu soutenir leurs jeunes venus de toute la France, manifeste son enthousiasme en applaudissant au moindre silence. La salle gronde d’exaspération. Plus diplomatiquement heureusement, le chef demande d’attendre la fin de l’œuvre.

Vient le savoureux Intermezzo interrotto (« Intermède interrompu »), parodique à souhait. La gestique de Michael Schønwandt, qui se balance en mesure, est ici plus dansante que jamais, et très élégante. Les jeunes s’en donnent à cœur joie : les cordes sont éperdues de lyrisme, et les vents s’amusent franchement.

Dans le Finale, qui commence à très vive allure, les différents pupitres de cordes, dont on avait déjà pu apprécier l’équilibre, impressionnent de précision. Leur ardeur est calmée par les bois, souples et délicats. Les tuttis sonnent magnifiquement. Quelle énergie !

Et ils en ont encore, pour un bis plein de vitamines ensoleillées : España, la célèbre rapsodie d’Emmanuel Chabrier. C’est l’occasion de féliciter les cuivres pour leur justesse, et leur niveau d’ensemble, digne des meilleurs orchestres. Et de citer Arsène Brucker, formidable bassoniste dont le plaisir de jouer est tellement communicatif. 

À n’en pas douter, ces cent jeunes instruments ont conquis Michael Schønwandt, Elisabeth Leonskaja et le public !

Paris, Philharmonie (Auditorium Pierre-Boulez), 11 décembre 2024

Pierre Carrive

Crédits photographiques : Hans Van Der Woerd

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.