Elsa Dreisig à La Monnaie : l’art de la bonne chanson

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Il est des jours où Cupidon ne manque jamais sa cible… En cette veille de Saint-Valentin, il fit aimer la musique même à ceux qui, peut-être, n’en voulaient rien savoir.

Il faut dire que le programme concocté ce 13 février par Elsa Dreisig et Romain Louveau était irrésistible. Fort bien construit, il prenait – qui l’eût cru ? – l’amour comme fil conducteur : Dichterliebe (Les Amours du poètes) de Robert Schumann et La Bonne Chanson de Gabriel Fauré, agrémentés de quelques extraits de Bilitis, poème en douze chants, de Rita Strohl et de deux pièces pour piano du compositeur contemporain Othman Louati.

Outre son charme naturel (qui ne la quitte jamais) et sa voix des grands jours (qui lui fait rarement défaut), la soprano franco-danoise s’était parée pour l’occasion d’une tenue de circonstance : une robe rouge-orangée aux grands cœurs. De quoi faire tomber en pâmoison le public de La Monnaie, que l’on sait pourtant exigeant.  

En première partie, les seize lieder du cycle schumannien défilèrent en l’espace d’un instant qui parut bien trop court. Les vers de Heinrich Heine, on le sait, content les amours déçues du poète avec sa cousine Amalie. Les quatre premiers poèmes relatent la naissance de l’amour, les cinquième et sixième l’éloignement de l’aimée, les trois suivants sa trahison, et les derniers le désespoir du poète. Le compositeur se les approprie pour clamer sa passion à celle qu’il convoite depuis toujours, Clara Wieck. “Je n’ai pas cessé d’être dans la crainte de ne pas arriver à temps auprès de toi”, soupire-t-il ; “une fois, j’ai cru que j’aillais trouver dans les journaux l’annonce de tes fiançailles. J’ai senti alors ma nuque comme tordue vers le sol, au point que j’ai crié tout haut.” Âgé de 30 ans, il peut enfin espérer l’épouser, au terme d’un procès engagé à l’encontre de son futur beau-père et qu’il vient de remporter. 1840 sera l’année la plus productive de sa carrière : outre Dichterliebe op. 48, qui constitue probablement le plus célèbre et le plus accompli des cycles romantiques, citons, parmi d’autres, Myrthen op. 25, les Liederkreise op. 24 et op. 39, et Frauenliebe und- leben (L’Amour et la vie d’une femme) op. 42. 

Pour la première fois sous sa plume, Schumann inscrit sous le titre de sa partition le sous-titre Cyklus, mettant ainsi l’accent sur la cohérence remarquable de l’ensemble. Respectueux des intentions du compositeur, Dreisig et son comparse cimentèrent l’ouvrage de Schumann en l’interprétant quasiment d’une seule traite (sans partition). Certes, ils se permirent d’y insérer, en guise d’interlude, un aphorisme pour piano « d’après Schumann » du compositeur français Othman Louati, mais sans dépareiller le cycle pour autant, tant il est vrai que cette page est elle-même un véritable poème lyrique ; tissée d’arabesques, elle exploite habilement les résonances de l’instrument, invitant çà et là le pianiste à jouer à même les cordes, plongeant ainsi l’auditeur dans un doux rêve que nous aurions souhaité sans fin. Un fameux défi pour la soprano qui, au terme de cette parenthèse, dut retrouver, sans l’aide du clavier, la note inaugurant le treizième lied de Schumann. Jolie prouesse !    

Sous la voûte majestueuse de la maison d’opéra bruxelloise, la musique stupéfiante du compositeur allemand résonna avec autant de dévotion que de conviction. Le timbre rond, naturel et chaleureux d’Elsa Dreisig, conjugué à une intonation sans faille, fit chavirer les oreilles, sinon les cœurs. Toute la gamme des sentiments nourris par le poète et le compositeur – de l’amour, bien sûr, à l’euphorie, en passant par la désillusion, l’ironie, l’amertume et la résignation – trouva à s’exprimer dans sa lecture enchanteresse de la partition. Remarquable également, la complémentarité pratiquement exemplaire entre la voix et le piano ; sans doute Romain Louveau, à l’évidence soucieux de ne pas empiéter sur les plates-bandes de la cantatrice, aurait-il pu, à l’occasion, s’épancher davantage en d’autres lieux que dans les postludes pianistiques qui lui laissaient quartier libre, sachant que Schumann attache dans Dichterliebe une importance fondamentale au clavier, qui n’est plus, loin s’en faut, confiné dans un rôle de simple accompagnement. 

Parmi les perles de ce cycle restitué avec brio par le duo Dreisig-Louveau, signalons In wunderschönen Monat Mai (Au merveilleux mois de mai)ce mois de mai qui aurait dû sceller l’union de Robert et Clara (“Ce sera en mai, veux-tu ? C’est le plus beau mois, celui que tu préfères, je crois, et moi aussi”, se réjouit le compositeur dans sa correspondance) ; Ich grolle nicht, dans lequel la soprano fit preuve d’une extraordinaire expressivité dans tous les registres dynamiques ; Hör’ ich das Liedchen klingen, intensément habité par la cantatrice à l’ombre d’un clavier en pleurs ; et le changement radical d’éclairage dans Ein Jüngling liebt ein Mädchen, qui vit Elsa Dreisig, guillerette, se muer en conteuse, haranguant du regard le public suspendu à ses lèvres.   

Après l’entracte, ce fut au tour du cycle fauréen, neuf mélodies tirées de La Bonne Chanson de Verlaine, de nous combler de grâce. Le poète y témoigne son amour pour sa fiancée, Mathilde Mauté ; le musicien y déclare sa flamme à Emma Moÿse – une soprano, soit dit en passant. « Je n’ai rien écrit jamais aussi spontanément que La Bonne Chanson, écrivit Fauré trente ans après avoir achevé son œuvre. Je puis, je dois ajouter que j’y ai été aidé par une spontanéité de compréhension au moins égale de la part de celle qui en est restée la plus émouvante interprète. » Que n’eût-il connu Elsa Dreisig ! 

L’opus 61 de Fauré fut, cette fois, non seulement interrompu par un nouvel aphorisme de Louati, « Après Tristan », aux envoûtantes harmonies modales, mais également amputé des deuxième et troisième mélodies, ce qui est sans doute regrettable au vu de la cohérence tonale, sinon narrative, du cycle, mais excusable compte tenu de la volonté manifeste des interprètes de donner voix au chapitre à la compositrice Rita Strohl et à trois de ses Douze Chants de Bilitis. Elsa Dreisig défendit cette dernière œuvre en quelques mots, soulignant que les compositeurs n’ont que trop rarement donné la parole à la gente féminine dans leurs lieder et mélodies. Qui oserait lui donner tort ? 

Composées en 1900, ces chansons de Bilitis sur des vers de Pierre Louÿs demeurent injustement méconnues au regard de celles de Debussy, mises en musique deux à trois ans plus tôt (elles ont heureusement été récemment enregistrées dans leur intégralité par Marianne Croux et Anne Bertin-Hugault chez Hortus). Admirable, La chevelure fut brossée à gorge déployée, avec fougue et passion, par une Elsa Dreisig au comble du ravissement. Dans La nuit, d’une sensualité à fleur de peau, Dreisig traduisit avec une intense émotion le dépit de l’amante au lever du jour (« Première aube, ô clarté méchante, toi déjà ? »), à tel point que le public ne parvint pas à réprimer ses applaudissements jusqu’au terme du programme. En guise de bis, nous entendîmes La Flûte de Pan, quatrième des douze chants de Bilitis. 

À l’issue d’un programme intelligent et généreux de près d’une heure trois-quarts, une ultime mélodie imaginaire nous vint à l’esprit : « ô rideau méchant, toi déjà ? »    

Bruxelles, Théâtre royal de La Monnaie, 13 février 2025

Olivier Vrins

Crédits photographiques : Olivier Vrins

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