En DVD, Rusalka de Dvořák à Glyndebourne en 2019
Antonin Dvořák (1841-1909) : Rusalka, opéra en trois actes. Sally Matthews (Rusalka) ; Evan Leroy Johnson (le prince) ; Alexander Roslavets (Vodnik) ; Patricia Bardon (Jezibaba), et sept autres solistes. The Glyndebourne Chorus, London Philharmonic Orchestra, direction Robin Ticciati. 2019. Notice et synopsis en anglais. Sous-titres en anglais, français, allemand, japonais et coréen. 161.00. Un DVD ou Blu Ray Opus Arte OA13020.
La nymphe Rusalka est amoureuse d’un mortel, un prince qu’elle a vu se baigner dans un lac. Elle confie à l’esprit des eaux qu’elle veut devenir humaine pour connaître l’amour. La sorcière Jezibaba accède à son désir mais la prévient qu’elle sera une créature muette. Si l’amour de l’ondine échoue, elle sera maudite et son prince également. Ce dernier, déçu par la froideur de Rusalka, cède aux charmes d’une princesse étrangère. On devine la suite : pour sauver Rusalka, le prince doit expier. Au bord du lac, elle lui reproche son infidélité et lui annonce que son étreinte sera mortelle pour lui. Il se précipite quand même dans ses bras et le destin s’accomplit. Rusalka retrouve le royaume des eaux. Ce résumé trop lapidaire ne donne qu’une idée insuffisante de ce conte merveilleux pour lequel Dvořák a écrit une partition d’une poésie délicate et fascinante sur fond de thèmes folkloriques, sur un livret de Jaroslav Kvapil, créée à Prague en 1801. Cet opéra très populaire en Tchéquie a bénéficié, dès 1975, d’un film tourné en décors naturels, avec des comédiens doublés par de grandes voix de l’Opéra National de Prague issues d’un enregistrement mythique paru sur microsillons en 1961, avec Milada Subrtova en Rusalka, Eduard Haken et Ivo Zidek tenant les rôles de l’esprit des eaux et du prince. La direction du légendaire Zdenek Chalabala magnifiait les images de cet hymne à la nature grâce à une direction fluide et d’un lyrisme intense. Ce film splendide est disponible en DVD depuis 2005 chez Supraphon.
Rusalka est par ailleurs bien servie sur le plan vidéographique. D’autres productions, sur scène cette fois, ont été conservées. On retiendra celle de la Monnaie de fin 2008, reprise en mars 2012. Rusalka faisait sa première apparition à Bruxelles depuis la création, plus de cent ans auparavant, dans une mise en scène de Stefan Herheim qui avait opté pour une transposition sulfureuse dans le milieu de la prostitution. Vision décapante qui avait donné un résultat musical brillant, notamment en raison de la direction d’une grande maestria d’Adam Fischer. Disponible chez EuroArts, la reprise de 2012 met notamment en scène Myrto Papatanasiu, convaincante en Rusalka. Deux ans auparavant, en octobre 2010, à Munich, Martin Kusej avait mis un accent freudien sur une comparaison du destin de l’ondine avec celui de Natasha Kampusch, cette jeune Viennoise séquestrée pendant huit ans, qui avait réussi à échapper à son ravisseur. Cette fois, Rusalka était incarnée par la pulpeuse et très charnelle Kristine Opolais qui donnait de la Chanson à la lune une lumineuse version, Klaus Florian Vogt conférant au rôle du prince une personnalité trouble, avec une voix vaillante. Le Bayerisches Staatsorchester et ses chœurs étaient menés avec soin par Tomas Hanus. Mais la grande référence de Rusalka, c’est la sublime Renée Fleming ; elle l’a chantée un peu partout depuis la fin des années 1980. Chez Decca, au Metropolitan de New York en 2014, dans une option au premier degré qui axe tout sur le merveilleux, elle est bouleversante. Son Chant à la lune est un moment de grâce absolu, de ceux que l’art lyrique imprime à jamais dans le cœur. La soprano, alors âgée de 55 ans, use de son physique toujours juvénile et de son charme inné pour donner à la partition une fraîche luminosité.
Face à cette concurrence des plus redoutables, que penser de la production de Glyndebourne de 2009 reprise en 2019 avec une distribution modifiée ? C’est la soirée du 7 août de l’année dernière que propose ici Opus Arte. Dans la notice, Melly Still, qui signe la mise en scène, explique qu’elle a voulu simplement raconter une histoire, précisant qu’elle ne s’est pas inscrite parmi les autres approches, traditionnelles ou folklorisantes, symboliques ou psychanalysantes. Elle a préféré laisser la porte ouverte à la manière dont chacun ressent l’action qui se déroule sous ses yeux. Mais on constate que la nature comme la condition féminine y sont prioritaires, et que Melly Still semble vouloir montrer le poids de la menace et de la méchanceté de la vie soi-disant civilisée. Le message aurait donc aussi une portée sociale.
La scène est souvent plongée dans une atmosphère bleutée, certains moments se déroulent dans une obscurité gênante, d’autres dans des lumières chaudes et contrastées. Les costumes de Rae Smith, mélange de modernité et de rusticité, ne sont pas la plus grande réussite de la production : le prince des eaux est franchement laid, Rusalka est à peine mieux mise en valeur, mais là on joue beaucoup sur le physique avenant de la soprano anglaise Sally Matthews ; quant aux nymphes, elles sont plus affublées que vêtues, la grâce et la finesse que l’imagination peut leur attribuer sont absentes. Les chorégraphies ont la même tendance, avec d’inutiles moments de vulgarité gratuite. Le merveilleux dérape parfois pour faire place au trivial et le sexe est traité sans finesse. Par contre, l’idée de symboliser les eaux du lac en utilisant la scène jusqu’à son sommet est une trouvaille. C’est plus acrobatique que pratique, mais cela apporte un côté spectaculaire : les sœurs de Rusalka sont juchées à plusieurs mètres du sol sur des queues de poisson qui évoquent bien leur condition aquatique. Visuellement, c’est attractif.
Le plateau vocal est bien équilibré. Sally Matthews est une Rusalka dont les effusions poétiques ou douloureuses nous touchent. Sa Chanson à la lune est délicate, la voix y est bien contrôlée, avec de belles couleurs. En prince, le ténor Evan Leroy Johnson, Anglais lui aussi, est un partenaire convaincant, son timbre est clair et harmonieux. La basse biélorusse Alexander Roslavets campe un esprit des eaux maléfique à souhait et la mezzo irlandaise Patricia Bardon apporte au personnage de Jezibaba beaucoup de caractère. Les autres rôles sont tous bien tenus. Les chanteurs se révèlent par ailleurs bons comédiens. Robin Ticciati a de la partition une conception vive et dynamique.Il donne de la brillance aux cordes, fait retentir les timbres des vents avec acuité et emmène les musiciens avec fougue. Au point d’en oublier qu’il couvre parfois les voix et que celles-ci n’ont dès lors pas l’occasion de se déployer comme il conviendrait. Des comptes rendus de presse de 2009 soulignent à quel point la direction du regretté Jiri Belohlavek avait su doser les nuances et placer les solistes dans un écrin instrumental. Dix ans plus tard, il y a déconnection entre l’orchestre et le chant. C’est dommage, car Ticciati apporte sa part de style à la partition.
La conclusion va de soi. La version Decca de Renée Fleming demeure au-dessus du lot, sans oublier qu’il y en a une autre, avec elle, à l’Opéra de Paris sous la baguette de James Conlon dans une mise en scène de Robert Carsen, chez TDK. La présente production de Glyndebourne se situe à un niveau global qui nous laisse dubitatif et insatisfait. En dehors de Fleming, nous avouons notre prédilection pour la production munichoise d’octobre 2010, remarquablement filmée (on se croirait parfois en décors naturels) avec Kristine Opolais, dont l’excellente prestation, très sensuelle, est servie par une voix fascinante et un grand talent de comédienne.
Note globale : 7,5
Jean Lacroix