Il Proscritto de Mercadante : une séduisante résurrection
Saverio Mercadante (1795-1870) : Il Proscritto, mélodrame tragique en trois actes. Ramón Vargas (Giorgio Argyll) ; Iván Ayón-Rivas (Arturo Murray) ; Sally Matthews (Anna Ruthven) ; Goderdzi Janelidze (Guglielmo Ruthven) ; Elizabeth DeShong (Odoardo Douglas) ; Irene Roberts (Malvina Douglas) ; Opera Rara Chorus ; Britten Sinfonia, direction Carlo Rizzi. 2022. Notice en anglais. Synopsis en anglais, en français, en allemand et en italien. Livret complet en italien, avec traduction anglaise. 124.05. Un coffret de deux CD Opera Rara ORC62.
Né à Altamura près de Bari, Giuseppe Saverio Mercadante a été un compositeur prolifique : une soixantaine d’opéras, de la musique orchestrale et sacrée, de la musique de chambre, des mélodies… Cet enfant illégitime fait son apprentissage à Naples, notamment avec le compositeur Niccolo Antonio Zingarelli (1752-1837) qui dirige le conservatoire local et auquel il succédera en 1840. Il compose très tôt, en commençant par des ballets ; son premier opéra, L’apoteosi d’Ercole, est bien accueilli à Naples en en 1819. D’autres seront créés dans la même cité, mais aussi à Lisbonne, Turin, Paris, Milan, Venise, Rome ou Vienne. Bien que soutenu par Rossini, Mercadante doit faire face, au début des années 1830, à une double concurrence : Bellini et Donizetti le font passer au second plan. La disparition du premier en 1835, puis l’installation à Paris du second en 1838, lui laissent le champ libre ; il connaît alors quelques années de gloire, jusqu’à l’émergence du jeune Verdi qui, avec Nabucco en 1842, lui fait de l’ombre avant de l’éclipser peu à peu. Mercadante sombrera après son décès dans un oubli qui se prolonge. Même si ses œuvres sont désormais peu jouées, le disque lui a rendu une certaine justice. On peut trouver, sous diverses étiquettes, des enregistrements d’I Briganti, Il Giuramento, Elena da Feltre, La Vestale, Il reggente, Orazi e Curiazi, Virginia… On peut aussi découvrir, sur DVD ou sur Blu Ray, Didone abbandonata ou Francesca da Rimini. Mais une grande partie de sa production lyrique demeure terre inconnue…
On est donc heureux d’accueillir une production inédite d’Il Proscritto, créé à Naples le 4 janvier 1842, d’autant plus que l’œuvre est un témoin de la période qui a vu Mercadante bénéficier d’un regain de reconnaissance. Le compositeur a fait appel à plusieurs reprises au librettiste très doué que fut Salvatore Cammarano (1801-1852), lui aussi Napolitain, qui, après avoir servi la comédie, a trouvé son accomplissement dans l’écriture de drames au sein desquels les intrigues et la psychologie des personnages sont très fortes. Cammarano a travaillé aussi pour Donizetti (huit opéras, dont Lucia di Lammermoor et Roberto Devereux) et, plus tard, pour Verdi (La battaglia di Legano, Alzira, Luisa Miller, Il Trovatore, que son décès l’empêcha d’achever). Avec Mercadante, le librettiste s’est vu confier des sujets historiques pour lesquels il avait la main habile.
Il Proscritto est de ceux-là. Il s’inspire du drame français en cinq actes de Frédéric Soulié, le célèbre feuilletonniste des Mémoires du diable (1800-1847), et Timothée Dehay (1794-1851). Créé à Paris au Théâtre de la Renaissance en novembre 1839, Le Proscrit offrit un triomphe à la comédienne Marie Dorval. L’action se déroule à Grenoble en 1817 mais, dans le livret de Cammarano, elle est transposée, pour des raisons de censure, au milieu du XVIIe siècle, dans un château près d’Edimbourg, à l’époque de Cromwell. Avec une intrigue un peu alambiquée mais dont les ressorts dramatiques sont efficaces. On sait gré à l’éditeur d’avoir pris la peine de proposer un synopsis en français (quatre pages seulement, sur les cent vingt-huit de la copieuse brochure d’accompagnement qui se penche, à destination des anglophones, sur la carrière et l’oubli de Mercadante et évoque le présent opéra). Nous le résumons brièvement. Malvina Douglas, dont le mari Giorgio Argyll, un royaliste, est supposé mort dans un naufrage, se prépare à épouser Arturo Murray, partisan de Cromwell, en secondes noces. On devine la suite : le jour du mariage, le disparu réapparaît sans dévoiler son identité. Mais Malvina le reconnaît et le cache. Après des intrigues politico-amoureuses et des projets de rébellion par les proscrits compagnons de Giorgio, la rivalité éclate entre le nouvel époux et l’ancien, qui échappe à une exécution. Ecartelée entre les deux hommes qu’elle aime, Malvina finira par s’empoisonner et expirera à leurs pieds.
Pour ce drame, Mercadante a écrit une musique séduisante, pleine de rebondissements orchestraux et vocaux qui retiennent sans cesse l’attention de l’auditeur. Les airs, romances, duos et ensembles, souvent vaillants, ont fière allure, et la capacité du compositeur à manier les aspects dramatiques ou lyriques est celle non seulement d’un solide métier, mais aussi d’une inspiration jaillissante. Dans une note, le chef d’orchestre Carlo Rizzi, qui a découvert en 2019 le manuscrit autographe d’Il Proscritto dans les archives du Conservatoire de Naples, souligne le fait qu’il a été immédiatement frappé par les qualités musicales et l’originalité de cet opéra. L’inventivité mélodique, la texture fascinante de l’instrumentation et la qualité du traitement des voix l’ont convaincu de la nécessité de ressusciter cette partition négligée. La grandeur et l’intimité sont traitées par Mercadante avec beaucoup de finesse et l’intensité ne fait que croître au fil de trois actes menés rondement, dans une optique dynamique, jusqu’à la fin tragique de l’héroïne. L’enregistrement de studio a été effectué en juin 2022 dans le Hall Henry Wood de Londres. Une série de photographies en couleurs témoignent de l’enthousiasme collectif des artistes pour cette réalisation de premier ordre. Le 28 du même mois, une version de concert a été donnée au Barbican londonien, avec la même équipe.
La distribution rassemble une équipe motivée et bien en place. La mezzo-soprano américaine Irene Roberts, qui s’est fait applaudir à l’Opéra de San Francisco comme à la Fenice de Venise ou au Met de New York dans des opéras de Verdi, Bizet, Mozart ou Wagner, est captivante en Malvina, déchirée entre deux amours. On participe à son dilemme, à ses hésitations et à la souffrance qui la conduira au geste irréparable. Le Nel sepolcro final est bouleversant. Face à elle, on trouve Ramón Vargas dans le rôle de Giorgio Argyll. On ne présente plus ce ténor mexicain (°1962) dont la longue carrière est jalonnée de maints succès à Vienne, New York, Milan, Berlin ou Paris. Quatre décennies n’ont pas entamé un potentiel vocal qui se confirme dans une impeccable prestation, qui réclame force et honneur. Son rival Arturo Murray, c’est l’excellent ténor péruvien au chant limpide Iván Ayón-Rivas (°1993), qui a suivi l’enseignement de Juan Diego Flórez, Ernesto Palacio et Luigi Alva. Cela nous vaut des duos qui émeuvent ou électrisent. Le reste de la distribution semble taillé sur mesure. On ajoutera, dans l’excellence, une autre Américaine, la mezzo Elizabeth DeShong, qui incarne Odoardo, le frère cadet de Malvina, et bénéficie d’un air splendide à l’acte II, Ahi ! del giorno sanguinoso, la soprano anglaise Sally Matthews (déjà entendue à la Monnaie) en Anna Ruthven, mère de Malvina, ou la basse géorgienne Goderdzi Janelidze, en Guglielmo Ruthven, fils du second mariage de la mère de Malvina. Les chœurs d’Opera Rara incarnent avec vigueur les hommes et les femmes des clans familiaux, des exilés ou des soldats.
Sous la main ferme et vibrante de Carlo Rizzi, transporté par la découverte de cette partition inédite, le Britten Sinfonia souligne avec efficacité toute la vitalité d’un opéra dont la résurrection se justifie et qui devrait plaire à tous les amateurs d’art lyrique.
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 9 Interprétation : 10
Jean Lacroix