Entre rêve et réalité : Sadko de Rimski-Korsakov vu par Tcherniakov

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Rimsky-Korsakov : Sadko, opéra en sept tableaux. Nazhmiddin Mavlyanov (Sadko), Aida Garifullina (Volkhova), Ekaterina Semenchuk (Lubava), Yuri Minenko (Nezhala), Stanislav Trifomov (Le Tsar de l’océan), Mikhail Petrenko (Sifflet), Maxim Paster (Fifre), Dmitry Ulianov (Le marchand viking), Alexey Nekludov (Le marchand indien), Andrey Zhilikhovsky (Le marchand vénitien), Sergey Murzaev (Vision du vieux guerrier/Guide), etc. Chœurs et Orchestre du Théâtre Bolshoï, direction Timur Zangiev. 2020. Notice en anglais, en français et en allemand (pas de livret, mais synopsis). Sous-titres en anglais, en français, en allemand, en espagnol, en coréen et en japonais. 186.00. Un double DVD Bel Air BAC188. Disponible aussi en Blu Ray. 

Dmitri Tcherniakov poursuit son exploration de l’univers lyrique de Rimsky-Korsakov. Après La Fiancée du tsar à Berlin et à la Scala de Milan, La Fille des neiges/Snégourotchka à Paris (notre compte rendu du DVD le 11 juillet dernier) et l’extraordinaire Conte du Tsar Saltane, vu à la Monnaie de Bruxelles en juin 2019, c’est sur la scène du Bolshoï qu’a été proposée la féerie de Sadko, en février 2020. C’est déjà dans la cité moscovite que l’œuvre avait été créée, en décembre 1897, par une troupe privée. Saint-Pétersbourg l’accueille en 1901, le Bolshoï fera de même en 1906, le rôle du marchand viking étant confié à Féodor Chaliapine. 

Sadko est un projet en gestation depuis de longues années. En 1867, Rimsky-Korsakov a déjà composé un poème symphonique du même titre, dans lequel une partie de la future substance musicale était présente. Pour l’opéra, le livret sera un texte à plusieurs mains : après une première mouture de l’action par le musicologue NikolaÏ Findeisen, le compositeur se met à la tâche avec Vladimir Stassov qui a oeuvré avec Modeste Moussorgski, et Vladimir Biélski, auteur d’autres partitions lyriques de Rimsky-Korsakov. Le résultat est une grande fresque de la Russie d’autrefois, remontant à plusieurs siècles, inspirée de la byline, ce chant épique d’origine populaire destiné à glorifier les actes d’un héros. L’histoire qui nous occupe provient du cycle de Novgorod, cité située entre Saint-Pétersbourg et Moscou, sur le fleuve Volkhov, riche d’un passé commercial des plus prospères au temps de la féodalité.

Petit rappel de l’action. Sadko, sorte de troubadour, est renvoyé de la fête organisée à Novgorod par la confrérie des marchands après avoir moqué leur attachement aux anciennes traditions. Au bord du lac Illmen, il rencontre Volkhova, la fille du tsar des mers. L’attirance immédiate est réciproque et la princesse lui prédit qu’il pêchera trois poissons d’or qui le rendront riche. Sadko est marié avec Lubava qu’il repousse et abandonne. Lors du marché de Novgorod, devant la foule rassemblée, il lance un pari : s’il réussit, il obtiendra tous les biens des marchands. La prédiction s’accomplit : les poissons qu’il prend se transforment en or. Sadko est riche et décide de courir les mers avec ses bateaux, après avoir fait chanter par des marchands étrangers les merveilles de leurs pays respectifs. Mais après des années de voyages, son navire est immobilisé sur les flots. Un sacrifice humain est décidé pour apaiser la colère de l’océan ; Sadko est désigné par le sort. C’est alors que Volkhova intervient. Elle l’entraîne au fond des eaux où il séduit le tsar des mers par son chant, au point que ce dernier veut lui donner sa fille en mariage. Mais un guerrier vengeur intervient : le tsar des mers est déchu et Sadko doit partir avec Volkhova. Celle-ci finit par lui dire adieu et se transforme en fleuve. Le héros se réconcilie avec son épouse et est accueilli par la foule en liesse.

Sur cette trame où tous les délires sont possibles, Tcherniakov a imaginé une étonnante entrée en matière : une courte projection vidéo au cours de laquelle un jeune homme évoque ses rêves de devenir un chevalier de conte russe, avant l’aveu d’une femme qui veut vivre une passion, puis celui d’une autre femme qui se demande pourquoi l’amour ne lui réussit pas. Première plongée dans la réalité ? Celle-ci est contrebalancée par le début de l’opéra. Par un coup de baguette magique, on se retrouve devant l’entrée d’un « Parc de Réalisations des Souhaits », lieu d’attractions genre Disneyworld, dont Sadko va visiter chaque pavillon, guidé par un druide barbu en robe blanche. L’originalité des décors et leur somptuosité va rendre ce parcours fascinant : pour les six premiers tableaux, une scénographie différente d’un Sadko programmé dans la première moitié du XXe siècle est proposée. Cela donne une extraordinaire vitalité au plateau qui, entre Bolshoï de 1906 ou 1949, Mariisnky ou Théâtre du Peuple de Saint-Pétersbourg de 1901 ou 1914, Royal Opera House de Londres de 1920, ou encore Moscou de 1912 dans une maison d’opéra privée, déploie des splendeurs variées, plongeant le tout dans un univers fantastico-féerique très séduisant pour l’œil. Avec une réserve pour la séquence au fond des mers du sixième tableau : elle oscille entre kitsch dégoulinant et fastes psychédéliques, couronnés par un défilé de créatures aquatiques proches du cinéma d’animation. Ici, on frôle le mauvais goût. Quant au septième et dernier tableau, il se déroule sur la scène nue, avec une surprise en termes de costumes et de réapparition symbolique des tableaux précédents, que nous ne dévoilerons pas. 

Une des particularités du spectacle déroute quelque peu : tous les protagonistes, très nombreux (on a évoqué le chiffre de plusieurs centaines de costumes) sont vêtus à l’ancienne, situant l’action dans la temporalité féodale du « cycle de Novgorod ». Seuls, Sadko et son épouse sont habillés de façon contemporaine : lui, nonchalant, en chemise, pull et pantalon de tous les jours, elle en blouse et jupe. Le contraste est frappant et même, avouons-le, un peu décevant. Car Sadko, devenu héros, portera cet accoutrement banal et peu attrayant même quand il sera devenu riche, alors qu’il ne rêve que de grandeur. On s’interroge sur la signification de vêtements si communs. Elle se trouve peut-être à la fin de l’opéra, lorsque Sadko, privé de sa princesse Volkhova, se demande s’il a rêvé et retrouve sa femme légitime, Lubava. L’action musicale et dramatique, toujours entre réalité et monde fantastique, fait penser à un songé éveillé. Faut-il chercher là le sens caché et ne considérer l’action que comme une chimère ? Cela n’empêche pas la profusion de scènes extraordinaires, où les mouvements de foule dominent et sont réglés à la perfection, aidés par des lumières parfaitement dosées. C’est le cas lors de la première séquence, quand les marchands festoient, et surtout lors du quatrième tableau, sommet réglé au millimètre, au cœur du marché grouillant de vie de Novgorod, où la pêche des poissons d’or va faire basculer l’existence de Sadko. 

Il est utile de savoir qu’il existe une autre production sur DVD, celle que Philips a publiée en 1994 dans la foulée du spectacle donné à la fin de l’année précédente au Mariinski. La mise en scène d’Alexei Stepaniuk jouait à fond la carte de la magie au premier degré, avec des décors tout aussi fastueux, des costumes à couper le souffle et une ambiance chorégraphique permanente soulignée par la direction inspirée d’un Valery Gergiev de quarante ans, tout feu tout flamme. La distribution vocale des années 1990 était idéale : Vladimir Galusin, fabuleux Sadko, Valentina Tsidipova/Voklhova et Marianna Tarassova/ Lubava, admirables de finesse ou de douleur, avec Larissa Diadkova en Nezhata, et même Nikolaï Putilin en vieux guerrier. On imagine ce qu’un tel échantillon de voix peut donner. 

Le cœur ne peut s’empêche d’hésiter sans cesse entre ces deux productions, celle du Marinskii de 1993 et la nouvelle du Bolshoï. Chez Tcherniakov, le ténor Nazhmiddin Mavlyanov, présent au Mariinski depuis 2014, est un habitué du répertoire russe mais aussi de Puccini, Verdi, Mascagni ou Bizet. Il a la redoutable tâche d’incarner Sadko dont la présence sur scène est permanente pendant près de trois heures. Sa voix est puissante et bien en place, mais il n’émeut pas vraiment tout au long d’une prestation certes investie, mais dont il accentue le côté stéréotypé, voire maladroit. Dès le premier tableau, où il rivalise avec un autre troubadour qui joue d’un gusle (excellent Yuri Minenko), on devine qu’il va être la victime de ses rêves, qu’il leur sera soumis et que le destin va le mener par le bout du nez. Le peu élégant ensemble chemise/pull/pantalon qu’il revêt du début à la fin n’aide pas à donner au personnage une dimension féerique qu’il n’atteindra jamais, victime de prosaïsme en quelque sorte. Nous saluons cependant la prestation vocale de Mavlyanov, en particulier dans les scènes plus intimes, avec son épouse ou avec la princesse des eaux.

Cette dernière, Volkhova, c’est la radieuse soprano Aida Garifullina, déjà merveilleuse dans La Fille des neiges parisienne de 2017. Le même émerveillement est de circonstance, tant elle s’investit dans ce rôle éthéré qu’elle incarne si bien, avec sa légèreté de liane, sa beauté diaphane, son jeu si proche de la danse, domaine dans lequel elle révèle la fluidité de ses capacités, et cette voix si pure, capable des aigus les plus justes et les plus enivrants. Le choix d’une tenue sous la forme de voiles blanc-bleu-orangé met en évidence son ardente jeunesse. Elle se glissera dans un ensemble rose moderne au dernier tableau lorsqu’elle quittera Sadko, valise à roulettes derrière elle, brisant ainsi le charme et rendant sa liberté à celui qu’elle aime. Elle est censée se transformer alors en fleuve, le Volkhov. Pas sûr que ce soit le cas dans l’esprit de Tcherniakov…

Face à elle, la mezzo Ekaterina Semenchuk est Lubava, l’épouse délaissée puis heureuse au retour du mari repenti, bouleversante d’amour humble qui pardonne. On épinglera les trois marchands qui viennent vanter les mérites vikings, indiens et vénitiens, en particulier le ténor Alexey Nekludov qui se lance dans l’air le plus célèbre de l’opéra (l’indien), un thème du poème symphonique de 1867. Dans une distribution sans failles, on citera encore Stanislav Trofimov en imposant tsar des mers, ou Sergey Murzaev en vieux guerrier dont l’intervention est déterminante ; il est aussi le guide de Sadko pour chaque pavillon/tableau où va se dérouler l’action.

Que conclure ? Le spectacle est globalement esthétique, et la conception tient la route, même si l’on peut ne pas être tout à fait séduit par l’option d’une distance un peu floue entre la réalité et le rêve. La réussite tient à ces décors ressuscités, à un plateau vocal équilibré, dont nous avons souligné les qualités, mais aussi à la perfection des chœurs, dont l’homogénéité, la cohésion et la force sont irrésistibles. Quant à l’orchestre, mené par Timur Zangiev, jeune chef de 26 ans qui a été l’élève de Gennady Rozhdestvensky, il est à la hauteur de cette orchestration foisonnante, aux coloris riches en tons et en nuances, même si Gergiev, dans le DVD Philips évoqué, va plus loin dans la précision des détails. 

En fin de compte, les deux versions méritent de figurer côte à côte dans une vidéothèque, car elles montrent deux visages d’un univers magico-féerique si fascinant. On n’oubliera pas non plus, dans une démarche traditionnelle, un troisième DVD paru chez VAI en 2008, autre production du Bolshoï, filmée en 1980, avec Yuri Simonov à la direction et, dans les trois principaux rôles chantés, Tamara Milashkina, Irina Arkhipova et Vladimir Atlantov en Sadko. Ce chanteur mythique, qui fit carrière en Europe, notamment à Vienne, et fut nommé Kammersänger, est du niveau de Galusin dans la version Gergiev. 

Note globale : 8,5

Jean Lacroix

 

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