Snégourotchka de Rimsky-Korsakov, première mondiale sur DVD : Tcherniakov, entre féerie et modernité 

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Nikolaï Rimsky-Korsakov (1844-1908) : La Fille de neige (Snégourotchka), opéra en un prologue et quatre actes. Aida Garifullina (Snégourotchka), Yuriy Mynenko (Lel), Martina Serafin (Koupava), Maxim Paster (Le Tsar Berendeï), Thomas Johannes Mayer (Mizguir), Elena Manistina (Dame Printemps), Vladimir Ognovenko (Le Père Gel), Franz Hawlata (Bermiata), Vasily Gorshkov (Bakoula), Carole Wilson (Bobylikha,), Vasily Efimov (L’Esprit des bois), etc. ; Chœurs de l’Opéra National de Paris ; Maîtrise des Hauts-de-Seine ; Chœur d’enfants de l’Opéra National de Paris ; Orchestre de l’Opéra National de Paris, direction Mikhail Tatarnikov. 2017. Pas de notice ni de texte du livret, mais synopsis en anglais, en français et en allemand. Sous-titres en anglais, en français, en allemand, en espagnol, en coréen et en japonais. 194.00. Deux DVD BelAir BAC186. Disponible aussi en Blu Ray. 

Le nom d’Alexandre Ostrovsky (1823-1886) ne figure pas parmi les plus connus de la littérature russe du XIXe siècle. Pourtant, son importance est grande : il est considéré dans son pays comme le fondateur du théâtre de mœurs. L’Orage de 1859 fournira la matière de l’opéra Katia Kabanova de Janáček, et d’une ouverture du même titre de Tchaïkowski, qui composera encore Le Voïevode d’après une comédie du dramaturge ayant pour cadre la Volga. En 1873, Ostrovsky écrit Snégourotchka ou Flocon de neige, une pièce dont Tchaïkowski compose la musique de scène. L’année suivante, Rimsky-Korsakov lit ce « conte printanier » qu’il se décide à transposer en opéra en 1879. Il sollicite Ostrovsky qui lui donne son accord pour qu’il rédige lui-même le livret et effectue quelques coupures. Rimsky-Korsakov se met au travail au cours de l’été 1880, dans une villa de la campagne russe, dont la luxuriance de la nature environnante va exalter son imagination créatrice. Après La Pskovitaïne créée en 1873, et La Nuit de mai de 1878, le troisième opéra du compositeur de la future Schéhérazade voit le jour avec succès le 29 janvier 1882 à Saint-Pétersbourg, puis à Moscou en 1885. Rimsky-Korsakov en révisera en partie l’orchestration et clarifiera le contenu de certains rôles quelques années plus tard. C’est la production de l’Opéra de Paris, en avril 2017, qui est proposée ici en première mondiale vidéographique. Pour ce spectacle, la traduction du livret a été confiée au spécialiste André Markovic (°1960) qui fait autorité pour la littérature russe : il compte notamment à son actif les œuvres complètes de Dostoïevski pour Actes Sud en trois volumes. C’est un atout de première importance pour entrer dans la compréhension magique des sous-titres de ce conte qui allie la féerie à la dévotion de la nature. La mise en scène est signée par Dmitri Tcherniakov dont on connaît déjà sur DVD ses remarquables visions de Kitège (Opus Arte, 2014) et de La Fille du tsar (Bel Air, 2015). 

 

Un résumé de l’action s’impose pour commencer. Fruit d’une aventure entre Dame Printemps et le Père Gel, la fragile Snégourotchka, « Fille de neige » ou « Fleur de neige », a été condamnée par Yarilo, le Soleil jaloux, à mourir fondue le jour où elle rencontrerait l’amour. Son père, auprès duquel elle est demeurée lorsque ses géniteurs se sont séparés, doit partir. De commun accord, les parents de la jeune fille l’envoient chez les Bérendeïs, ce qui est aussi son souhait depuis qu’elle a entendu les chansons de Lel qui fait partie de cette communauté. Elle y est recueillie par le couple Bakoula et Bobylikha. Après son installation, Snégourotchka demande à Lel de chanter pour elle ; il essaie de la séduire, mais vu son indifférence, il se tourne vers d’autres femmes. Koupava, amie de la jeune fille, lui avoue son bonheur : elle va épouser Mizguir. Mais dès qu’il voit Snégourotchka, ce dernier a le coup de foudre pour sa beauté. Il renonce à Koupava qui, humiliée, veut que le tsar Bérendeï le condamne. Le tsar est préoccupé : le Soleil est de moins en moins présent sur ses terres. Pour attirer à nouveau ses faveurs, il décide de célébrer avec fastes la fête de Yarilo.  Lors de son jugement, Mizguir est condamné à l’exil après son refus d’épouser Koupava. Mais le tsar, à la vue de « Fleur de neige » si belle, proclame que cette jeune vierge, qui n’a jamais connu la passion, appartiendra à celui qu’elle aimera avant l’aube. Il la confie à Lel ; Mizguir obtient le sursis de son exil, persuadé que c’est lui qui peut la séduire. La fête a lieu dans la forêt. Snégourotchka, qui se croit l’élue de Lel, est blessée car il choisit Koupava. Elle cherche refuge parmi les arbres, Mizguir la poursuit et tente de la forcer. Sa vertu est sauvée par l’intervention de l’Esprit des bois. Lorsqu’elle entend, au détour d’un arbre, les paroles enflammées de Koupava pour Lel, elle appelle sa mère à l’aide pour lui apprendre à aimer. Transformée, elle va accepter l’hommage de Mizguir, mais lorsque celui-ci veut la présenter au tsar qui va unir d’autres couples, elle fond sous l’éclat du soleil qui la frappe, en prononçant ses derniers mots pour Lel. Désespéré, Mizguir se suicide. Le tsar déclare que ces malheurs conjugués ne doivent pas gâcher la fête en l’honneur de Yarilo.

Cet opéra, le préféré de Rimsky-Korsakov aux dires mêmes du compositeur (on lira avec intérêt les pages qu’il y consacre dans sa Chronique de ma vie musicale, parue chez Fayard en 2008) a donc été confié à Dmitri Tcherniakov pour la présente production parisienne. La tendance est annoncée dès avant le début de l’opéra : pendant que les musiciens de l’orchestre accordent leurs instruments, la scène représente une forêt avec des arbres majestueux, espace envahi par des mobil-homes et des cabanes en bois sur roues, ainsi que par des tables de camping et des chaises pliantes. Ce lieu qui évoque une communauté hautement imprégnée par l’écologie, sinon par des tendances hippies, est animée par une foule de personnages aux costumes disparates et bariolés, signés par Elena Zaytseva, marqués du sceau de notre époque avec jeans et baskets, tout en conservant de chatoyants côtés traditionnels qui les rendent en quelque sorte hybrides. Sur l’écran, on voit apparaître une précision : De nos jours. Une communauté qui s’est donné le nom de Berendeï se réunit pour reconstituer le mode de vie archaïque de ses ancêtres slaves. Il s’agit d’une note de Tcherniakov, que l’on retrouve dans la notice avec un synopsis écrit par le metteur en scène.  Le rideau s’abaisse à l’arrivée du chef d’orchestre et l’opéra commence. 

Subtil changement de décor pour le prologue (du coup, on se demande ce qu’est devenu le camping en pleine nature) qui se déroule dans une salle fortement éclairée où Dame Printemps est à la tête d’une classe d’enfants déguisés en oiseaux qui vont chanter et danser. C’est le moment de la décision concernant l’avenir de Snégourotchka, qui affirme sa volonté d’être parmi les humains en émettant un air délicieux. La salle de classe disparaît alors et l’on retrouve le camp des Bérendeï où la jeune fille va être accueillie. Dans la mythologie slave, le nom de cette communauté est attaché à un peuple nomade. Les deux premiers actes vont se dérouler dans ce contexte haut en couleurs, plein d’une animation joyeuse et même festive, bientôt perturbée par la beauté de Snégourotchka. La nature, si précieuse pour le compositeur, va occuper une place essentielle dans l’action. Les chansons de Lel, la rupture du couple Koupava/Mizguir, l’apparition du tsar, le jugement et les hésitations de la jeune fille, proie d’un contexte dont elle est la figure centrale sans très bien comprendre ce qui lui arrive, font l’objet d’un subtil déploiement de vivacité auquel on adhère tout de suite. Certains considéreront peut-être que la transposition faite par Tcherniakov est douteuse, que son inscription dans un monde moderne qui ne l’est pas tout à fait enlève une part de magie, voire de merveilleux. Affaire de goût et de sensibilité ? Tous les ingrédients scéniques sont en tout cas réunis pour permettre au spectateur de savourer une intrigue qui dure plus de trois heures sans éprouver le moindre sentiment d’ennui ou de longueur. 

Les actes III et IV se déroulent au cœur de la forêt, dont il ne subsiste que les arbres, impressionnants de grandeur et de beauté mystérieuse, avec des effets crépusculaires superbes qui laissent le drame évoluer dans une nature riche, à la fois menaçante et protectrice. Le dénouement et la disparition de Snégourotchka, qui fond sous les rayons du soleil, illumineront le plateau à la manière d’un film d’animation, avec la procession des jeunes couples qui vont s’unir. Il y a dans la mise en scène de Tcherniakov une cohérence dans le propos. Les priorités ne sont pas les mêmes dans l’action, il y a un partage entre l’aventure personnelle tragique de la fragile héroïne et la nécessité pour le peuple des Bérendeï de retrouver les bienfaits de Yarilo-Soleil. L’impact de cette fascinante production réside dans cette dualité qui s’exprime ouvertement, avec une évolution qui ne se dissimule pas derrière un folklore gratuit, mais prend en compte aussi bien l’inéluctabilité du destin de l’héroïne que la vie communautaire d’un peuple païen itinérant lié par les contraintes de son nomadisme.

La partition de Rimsky-Korsakov est splendide en termes de couleurs orchestrales, avec les nuances fines qu’il exploite si bien par le biais d’une instrumentation riche et variée. Sur le plan vocal, la plupart des airs, nombreux, sont d’une belle expressivité et l’émotion affleure souvent.  Le compositeur utilise des chansons populaires et des motifs récurrents associés à chaque personnage, comme la tendre flûte pour Snégourotchka ou la clarinette pour Lel. Sur le plan visuel, il y a des moments très remarquables : l’ensemble du camp, hautement pittoresque avec ses mouvements de groupes très bien chorégraphiés, la scène du prologue avec la danse des enfants, l’apparition amusante du tsar, la fuite de l’héroïne dans la forêt lorsqu’elle se sent trahie, sa fine silhouette blanche se découpant entre les arbres qui la protègent de leur ombre. Et par-dessus tout cette sorte de marche lente, comme une danse méditative et hésitante que les arbres entreprennent à l’Acte III, avec un effet saisissant de déplacement, comme s’ils participaient à l’évolution intérieure de Snégoroutchka vers sa transformation… On touche alors au sublime, à condition de se laisser envahir par la grâce.

Cette grâce, elle est distillée tout au long de l’opéra par la soprano Aida Garifullina (°1983), qui campe une « Fille de neige » craquante à souhait. La beauté de la cantatrice, sa juvénilité qui rend incroyablement réalistes les seize ans qu’elle est censée avoir au moment de l’action, et son charme sont irrésistibles. Sa voix délicate l’est tout autant, avec ses nuances fraîches, ses aigus assurés et son timbre idéal. Envoûté par tant de perfection, on n’oubliera pas de sitôt cette innocence immaculée, cette tendresse dans les mouvements, ces déchirements face aux découvertes, et cette envie d’enfin connaître l’amour, ni la résignation finale, proche du sacrifice. Une interprétation miraculeusement fascinante, soulignée par des talents de comédienne qui font merveille. La réussite consiste aussi dans le choix des vêtements qu’on lui fait porter : le physique mince de Garifullina est avantagé par des tenues qui mettent en valeur sa féminité rayonnante.

La distribution dans son ensemble est digne de cette soprano qui crève l’écran. A commencer par Yuriy Mynenko en Lel. Le rôle est ici l’apanage d’un contreténor (une excellente idée) qui chante avec effronterie et une vaillante nonchalance les airs qui lui sont dévolus, sans défaillir un seul instant. Le baryton Thomas Johannes Mayer est Mizguir, qui joue au méprisant et au dur, avec un timbre sombre ; on lui reprochera quelques excès de mimiques inutiles. Un des points forts est la soprano Martina Serafin en Koupava sensuelle, d’une présence physique plantureuse, passion et envies de vengeance dans la voix. On saluera encore la Dame Printemps d’Elena Manistina, qui se cherche un peu dans le prologue mais se révèle à la hauteur de l’émotion de Snégourotchka dans la scène très prenante qui réunit mère et fille dans la forêt pour ouvrir le cœur de l’héroïne à l’amour. Le tsar Bérendeï est incarné par Maxim Paster avec placidité et bonhomie, sans la grandeur que l’on pourrait imaginer pour un meneur de peuple, mais avec une humanité bienveillante. Vladimir Ognovenko (le Père Gel), Vasily Gorshkov et Carole Wilson (le couple qui recueille « Fille de neige »), Franz Hawlata (le conseiller du tsar) ou encore Vasily Efimov (Esprit des bois, dont l’intervention est décisive) servent leurs personnages avec justesse, de même que les rôles secondaires.

Dans cette aventure que l’on savoure de plus en plus au fil de l’intrigue, les chœurs, enfants et adultes, ont leur grande part de réussite (leur chef, qu’il faut nommer, est José Luis Basso). Ils sont eux aussi au cœur de l’action, ils la font vibrer par leur homogénéité et leur engagement, devenant à leur tour des personnages à part entière, vibrants et portés par la musique. Celle-ci est servie par le chef russe Mikhail Tatarnikov (°1978), qui œuvre à Saint-Pétersbourg, et qui emmène l’Orchestre de l’Opéra National de Paris dans les arcanes des couleurs si finement dessinées par le compositeur. Il met en évidence les voix, avec un équilibre que l’on aimerait parfois plus exaltant, mais qui respecte toujours avec séduction la magie sonore de cette partition ensorcelante. 

Remarquablement filmé, qu’il s’agisse de plans d’ensemble ou d’images rapprochées, voilà un spectacle qui a dû être une fête en ce mois d’avril 2017 à l’Opéra Bastille. On peut désormais y participer à domicile, en thésaurisant précieusement ce double DVD.    

Note globale : 9

Jean Lacroix 

P.S. On notera qu’en 1952, un dessin animé soviétique de soixante-cinq minutes, signé par Ivan Ivanov-Vano, le « Walt Disney russe », proposait ce sujet sous la forme d’un conte de fée, avec des extraits de la partition de Rimsky-Korsakov. Ce film, qui a été disponible sur You Tube, ne semble plus accessible. Son retour est vivement souhaité.

 

    

 

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