Ernest Ansermet, une somme, un monument musical
Ernest Ansermet. The Stereo Years. Édition 2023. Livret en français, anglais et allemand. 88 CD Decca 4851583.
La voilà enfin, après des mois d’attente et de reports, cette somptueuse réalisation Decca consacrée au chef d’orchestre et musicologue suisse Ernest Ansermet (1883-1969), sous forme de large coffret au visuel inspiré de celui d’un LP Bartók (SXL6121), véritable synthèse de ce que les années 50 et 60 pouvaient offrir au mélomane-discophile avide de découvertes musicales. Produit sous la houlette très compétente et l’inlassable travail de conviction de l’artiste-peintre et homme de radio français François Hudry, spécialiste incontesté d’Ernest Ansermet, ce coffret a résisté à la mode stupide de l’exacte similitude du CD au LP d’origine avec des timings souvent ridiculement bas et des couplages parfois inappropriés, pour nous offrir, quand cela est évidemment possible, des anthologies plus homogènes par compositeur (Borodine, Debussy, Lalo, Ravel) d’œuvres initialement disséminées sur divers microsillons. Ce qui nous vaut quelques CDs de plus de 80 min, dans un coffret de 88 CDs qui aurait pu aisément en présenter le double, avec un contenu musical identique…
Bon nombre des CDs de ce coffret sont l’exact couplage (copie ?) de ceux de l’ample Decca Ansermet Legacy d’Eloquence Australie au son constamment remarquable, mais dont certains mêlaient stéréo et mono, ce qui évidemment nécessitait en l’occurrence une réorganisation adéquate des enregistrements pour ce coffret exclusivement stéréo : la grande quantité des gravures du chef suisse n’a certainement pas facilité la tâche ! Le côté interne du coffret permet de retrouver aisément, à partir d’une œuvre précise d’un compositeur, le numéro du CD où elle se trouve.
Ernest Ansermet fut en quelque sorte -et c’est loin d’être péjoratif !- le House Conductor de Decca, un peu à la manière de Ferenc Fricsay pour Deutsche Grammophon. Le virus de la musique eut très tôt raison de ce professeur suisse diplômé en mathématiques et en physique, ce qui lui valut évidemment, parmi les stéréotypes dépréciatifs les plus stupides, celui d’horloger de la musique, en raison de sa précision et sa rigueur ; l’imposant et riche contenu de ce coffret rassemblant ses enregistrements stéréo en est la réfutation la plus éclatante, révélant une indéniable intelligence, une lucidité objective n’empêchant nullement le frémissement lyrique sensible et chaleureux, le dynamisme et l’éclat.
Ansermet fut d’ailleurs très tôt en contact avec l’enregistrement sonore, puisque dès avril 1916, lors d’une tournée des Ballets Russes de Diaghilev aux USA, il grava pour la Columbia américaine ses tout premiers disques (acoustiques) à New York avec leur orchestre. D’un autre côté, à l’automne de sa carrière, son avis relatif à la technique sonore avait une telle importance chez Decca que l’équipe l’invita en 1954 pour une session expérimentale d’enregistrement à deux canaux, conduite par Roy Wallace, ingénieur de génie spécialisé dans la stéréo : le 13 mai 1954, Antar de Rimski-Korsakov fut la toute première œuvre à être enregistrée selon le nouveau procédé ; lorsque Ansermet se retrouva dans la salle de contrôle pour l’écoute, c’était quitte ou double ! Après un long et pesant silence, il se retourna et, les yeux bleus étincelants, proclama : C’est absolument magnifique. C’est merveilleux. C’est comme si j’étais debout à mon pupitre. La stéréophonie avait gagné !
Ce coffret en est l’héritage flamboyant, offrant ainsi toute une série de gravures consacrées essentiellement à la musique française et russe (merveilleuse suite de l’opéra La Nuit de Noël de Rimski-Korsakov), qui sont autant de références qui, à juste titre, n’ont jamais quitté le catalogue Decca (Debussy, Ravel, Stravinsky…), mais qui permettent également de (re)découvrir Ansermet dans des répertoires auxquels on ne l’associe pas forcément : les Symphonies Parisiennes de Haydn en première intégrale au disque (avril 1962) où le chef, en constructeur qui ne manque ni d’esprit ni de vivacité, met l’accent tant sur les lignes de force que sur le détail, en un classicisme très pur et d’une forme idéalement précise. Par ailleurs, il est souvent dit que les Symphonies de Beethoven voient leur toute première intégrale stéréophonique (avril 1958 - octobre 1963) grâce à Ansermet ; toutefois celle d’André Cluytens avec les Berliner Philharmoniker, également stéréophonique (Warner), semble la précéder, s’étalant entre février 1957 et mars 1960… Quoi qu’il en soit, la version Ansermet est loin d’être négligeable, par sa dynamique, sa grande clarté sonore, y compris des voix intermédiaires, ainsi qu’une articulation précise et vigoureuse : la Symphonie Pastorale séduit par son élégance raffinée, tandis que dans le Finale de la Symphonie n° 7 en la majeur, Ansermet rend vigoureusement, de façon dionysiaque, le bouillonnement et la frénésie de la partition, avec la reprise en prime.
De même, dans son anthologie brahmsienne, Ansermet ne peut que susciter l’admiration, pour des raisons semblables, dont la clarté absolue des voix intermédiaires et la transparence des textures sonores. Rappelons que Brahms disait : « Il faut des Français pour jouer ma musique de manière adéquate. Les Allemands la jouent beaucoup trop lourdement »… S’étant imprégné des deux cultures à l’instar de Pierre Monteux ou Charles Munch, n’oublions pas que dans sa jeunesse, Ernest Ansermet fut le disciple d’Arthur Nikisch et Felix Weingartner. Une magnifique et idéale Symphonie n° 2 en do majeur, op. 61 de Schumann apporte une confirmation supplémentaire. Et a contrario, c’est probablement aussi la raison pour laquelle Ansermet nous révèle une si poignante interprétation, nimbée de lumière, de l’admirable Symphonie n° 3 en si bémol mineur, op. 11 d’Albéric Magnard, compositeur français synthétisant les deux cultures. Il fallait à Ansermet la conviction et le courage tranquilles pour offrir au monde cette nécessité, cette première rayonnante au disque, telle un coucher de soleil, toute dernière gravure de ce très grand chef avec son cher Orchestre de la Suisse Romande, ce 24 septembre 1968.
Du côté technique, précisons qu’Ernest Ansermet a bénéficié de remarquables ingénieurs du son de Decca : d’abord Roy Wallace avec parfois James Brown dès les débuts de la stéréophonie jusqu’au 10 avril 1963 ; ensuite James Lock à partir de septembre 1963 jusqu’à la fin (Magnard). Il semble que les captations de James Lock soient un rien moins détaillées, moins transparentes, plus globales que celles du tandem Wallace - Brown des débuts ; toutefois, à ce niveau si élevé de qualité, la différence est minime. L’ultime gravure d’Ernest Ansermet -L’Oiseau de Feu de Stravinsky- réalisée avec le New Philharmonia Orchestra au Kingsway Hall de Londres en novembre 1968, a bénéficié du savoir-faire exceptionnel de l’ingénieur vétéran Kenneth Wilkinson.
Précisons enfin, pour terminer, que sur les 88 CDs de ce coffret, deux sont défectueux et affectent toute la production : le CD 20 (Ein Deutsches Requiem de Brahms) présentent des craquements et interruptions à la toute dernière minute de l’œuvre ; le CD 37 (Debussy) qui devrait contenir La Mer dans la version 1964, présente en réalité la même version (enregistrement) 1957 que celle du CD 40. Decca-Universal l’a bien constaté et est disposé à fournir les deux CDs corrigés de remplacement, ce qui est relativement simple sous condition d’avoir un disquaire attitré de confiance et si possible présentiel…
Son : 9 - Livret : 8 - Répertoire : 10 - Interprétation : 10
Michel Tibbaut