Carl Philipp Emanuel Bach et la vraie manière de jouer du clavecin et du clavicorde

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Carl Philipp Emanuel Bach (traduit, présenté et annoté par Dennis Collins – préface de Pierre Hantaï) : Essai sur la vraie manière de jouer des instruments à clavier (1753). Philharmonie de Paris Éditions, Collection Transmission, 2022. ISBN : 979-10-94642-64-1. Broché, 192 pages, 15 cm x 22 cm, 305 g. (15 €).

Cet ouvrage de Carl Philipp Emanuel Bach, deuxième fils de Jean-Sébastien, a été publié en 1753, à une époque où bien des théoriciens écrivaient le leur. Dans la courte préface, Pierre Hantaï explique ce qui fait que celui-ci est particulièrement précieux : il est à la fois complet, et de la main d’un très grand compositeur qui a été véritablement influent, même si nous avons tendance à le réduire à la transition qu’il représente entre les deux immenses génies qu’il a connus : Bach et Mozart. Si le premier est considéré aujourd'hui comme le père de tous les compositeurs, le second disait de notre Emanuel : « Il est le père, nous sommes les enfants. » C’est dire son importance. Au milieu de tous les autres, cet Essai s’est imposé, Haydn et Beethoven, par exemple, s’en inspiraient couramment.

Qu’a-t-il de plus que les autres ? Selon son auteur, il s’adresse « à ces professeurs qui n’ont pas, jusqu'ici, guidé leurs élèves selon le vrai fondement de l’art ». L’une des raisons de cet enseignement qu’il serait « souhaitable d’améliorer, [...] en sorte que la vraie valeur devienne une chose un peu plus commune », est que « chaque maître, ou presque, contraint ses élèves à jouer ses propres compositions, [... privant] ainsi les élèves d’autres bonnes pièces de clavecin ». On ne trouvera cependant dans cet Essai aucune note, ou allusion à une œuvre de la main d’un autre compositeur que C. P. E. Bach.

Les « instruments à clavier », ce sont ceux qui existaient à cette époque : le clavecin et le clavicorde, qui sont complémentaires : « Pour bien faire, le claveciniste devrait posséder à la fois un bon clavecin et un bon clavicorde, afin de pouvoir jouer toutes sortes de pièces alternativement sur les deux instruments. Celui qui joue bien du clavicorde jouera bien du clavecin, mais non l’inverse. Il faut donc utiliser le clavicorde pour apprendre la bonne exécution, et le clavecin pour acquérir la force qui convient dans les doigts. Celui qui ne joue que du clavicorde rencontrera de grandes difficultés en passant au clavecin. [...] Celui qui joue exclusivement du clavecin s'habitue à jouer avec une seule couleur, et les différences de toucher, que seul un bon joueur de clavicorde peut exprimer sur le clavecin, n’apparaissent pas. »

Toutes ces citations sont extraites de l’Avant-propos et de l’Introduction, laquelle est en 25 points. Le premier est : « La vraie manière de jouer des instruments à clavier dépend de trois choses qui sont liées entre elles au point que l’une ne doit exister sans l’autre : le bon doigté, les bons agréments et la bonne exécution. » Ce seront les trois chapitres de cet Essai, avec des titres un peu moins sentencieux : Du doigté - Des agréments - De l'exécution.

Autant tout interprète, voire tout mélomane, sera intéressé par les deux autres chapitres, autant Du doigté s’adresse avant tout aux claviéristes. Il est en 99 points. Le premier surprendra les instrumentistes à cordes d’aujourd'hui, confrontés à des choix très complexes de doigtés pour jouer toute la musique postérieure à cette époque : « Pour la plupart des instruments, la manière dont il faut placer les doigts est déterminée par sa forme même ; mais au clavier elle semble tout à fait arbitraire, puisque l’emplacement des touches est ainsi conçu qu’elles peuvent se jouer de n’importe quel doigt. »

Puis il explique en quoi « la façon de penser d’aujourd'hui, qui diffère si profondément de celle du passé, nous a conduits à une nouvelle manière de doigté ». Jusque-là, c’était l’harmonie, avec ses accords complets qu’une seule position de la main ou presque pouvait réaliser, qui primait. Mais avec l’importance nouvelle de la mélodie, il en va tout autrement. Avec « des exemples dans les vingt-quatre tons, aussi bien en montant qu’en descendant », et à l’aide de considérations morphologiques, l’auteur insiste notamment sur l’importance du pouce, jusque-là très négligé, et qui a pourtant l’immense avantage de pouvoir passer sous les autres doigts.

Des agréments est en neuf « articles ». Dans le premier, Des agréments en général, l’auteur prévient : « Il est difficile de définir absolument le juste emplacement de chaque agrément, car chaque compositeur, sans offenser le bon goût, est libre d’introduire presque partout les agréments qu’il préfère dans ses inventions. [...] Dans cette tâche difficile, je ne vois jusqu'ici aucun prédécesseur qui m’ait précédé dans cette voie pleine d’embûches. Personne ne devra donc me tenir rigueur si je considère que, nonobstant certains cas bien déterminés, il puisse encore survenir quelques exceptions. » C’est dire, en effet, l’importance de cet Essai.

Dans les huit articles suivants, de tailles très variables, C. P. E. Bach détaille un par un des ornements précis : Des ports de voix - Des tremblements - Du doublé - Du pincé - Du port de voix double - Du coulé - Du pincé renversé - Des ornements aux points d’orgue. Au-delà des conseils techniques, il insiste systématiquement, bien sûr, sur l’expression. Écrits à une époque où les compositeurs, faisant jusque-là confiance aux habitudes de la tradition, commençaient tout juste à se préoccuper d’indiquer plus précisément comment jouer leurs œuvres, ces explications sont une mine inépuisable d’informations pour tout interprète de la musique du XVIIIe siècle.

Quant au dernier chapitre, De l'exécution, il fera la joie de tous, y compris non-lecteurs de musique, car il y a peu d’extraits musicaux, mais beaucoup de considérations générales. Il commence par une phrase qui paraît aller de soi aujourd'hui : « C’est sans conteste un préjugé que de croire que la force d’un claveciniste repose sur sa seule vélocité. » Et de dire ce qu’il pense de ces « croque-notes » (dont la définition de Jean-Jacques Rousseau est reprise en bas de page : « Nom qu’on donne par dérision à ces Musiciens ineptes qui, versés dans la combinaison des Notes, & en état de rendre à livre ouvert les Compositions les plus difficiles, exécutent au surplus sans sentiment, sans expression, sans goût. ») : « L’expérience montre bien trop souvent que les croque-notes et tous ceux qui font profession de jouer vite [...] nous rendent béats d’étonnement avec leurs doigts, mais qu’ils n’offrent rien à l’âme sensible de l’auditeur. Ils surprennent l’oreille sans lui faire plaisir et étourdissent l’esprit sans le satisfaire. Je n’entends pas contester les mérites des musiciens qui savent jouer à live ouvert. C’est une faculté qui est tout à leur honneur, et je conseillerai à chacun de s’y employer au mieux. Mais un simple croque-note ne saurait revendiquer les qualités véritables de ceux qui savent remplir l’oreille plutôt que l’œil des sentiments les plus doux, et le cœur plutôt que l’oreille ; ceux qui savent entraîner l’auditeur où ils veulent. »

Pour y parvenir, voici quelques conseils glanés dans les 16 premiers points : « Quelque dextérité que l’on puisse avoir, il ne faut rien entreprendre, lorsqu'on joue en public, qu’on ne maîtrise pas complètement ; car on y est rarement aussi détendu qu’il faudrait, ni toujours de bonne humeur. » Puis, après avoir conseillé d’écouter de bons chanteurs : « C’est ainsi qu’on apprend à penser de façon chantante, et il est toujours de bon ton de commencer par se chanter à soi-même une phrase tout haut, afin d’en trouver la bonne exécution. »

Et enfin, le secret arrive : « Un musicien ne pourra jamais émouvoir sans être lui-même ému. [...] Dans les endroits doux et tristes, il doit être lui-même doux et triste. Cela se voit, cela s’entend. De même, dans les moments animés ou joyeux, et tous les autres, le musicien doit savoir se mettre dans ces états. À peine a-t-il apaisé un sentiment qu’il en éveille un autre,  et il va donc sans cesse de passion en passion. [...] Seuls ceux que leur propre insensibilité oblige à rester assis comme des statues devant leur instrument affirment qu’on peut faire tout cela sans le moindre geste. Les gestes déplaisants sont certes inconvenants et préjudiciables, mais les gestes agréables peuvent aider les auditeurs à percevoir nos intentions. »

Dans les 13 points suivants, il est surtout question de toucher et de nuances. Et les deux derniers sont consacrés aux cadences ornées, et aux variations dans les reprises.

Un ouvrage incontournable pour tous les instrumentistes, et pas seulement les claviéristes, qui se veulent un tant soit peu historiquement informés lorsqu’ils jouent la musique du XVIIIe siècle.

Pierre Carrive 

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