Eugène Ysaÿe dans sa totalité 

par

Marie Cornaz : A la redécouverte d’Eugène Ysaÿe. Turnhout, Brepols, ISBN 978-2-503-57461-5. 2019. 352 pages. 56,60 euros (jusqu'au 30/03/2020).

Jusqu’à aujourd’hui, celles et ceux qui étaient intéressés par la personnalité et la carrière d’Eugène Ysaÿe devaient se contenter d’une bibliographie somme toute restreinte, à commencer par le livre d’Antoine Ysaye, second fils du maître, paru en 1947 aux Editions L’Ecran du monde de Bruxelles et Les Deux Sirènes de Paris, avec une préface de Yehudi Menuhin. Il y avait aussi les ouvrages de José Quitin, d’Ernest Christen ou de Lev Ginsburg. Mais la rigueur n’y était pas présente, sauf pour le dernier nommé qui évoquait les tournées en Russie d’après la presse locale. Pour l’aspect « musicien de chambre », existait depuis 1990 une étude de Michel Stockhem, à valeur scientifique, mais centrée sur ce domaine particulier. Si de multiples articles, mémoires, thèses ou études de style ont été publiés, le travail ancien d’Antoine Ysaye est demeuré une référence, car il s’appuyait sur des témoignages et des documents de première main. Une nouvelle version actualisée a vu le jour en 1972, rééditée deux ans plus tard et traduite en anglais en 1980. Il était donc grand temps qu’une publication scientifique actualisée vienne donner toute sa dimension à l’homme, à son œuvre et à sa personnalité. 

Marie Cornaz, Docteur agrégée en musicologie, conservatrice des collections musicales de la Bibliothèque Royale de Belgique et Maître de conférences à l’Université Libre de Bruxelles, était toute désignée pour cette tâche d’ampleur. Dans le cadre de ses fonctions, elle avait organisé en 2008, à la galerie Houyoux de la Bibliothèque Royale, une exposition à l’occasion du 150e anniversaire de la naissance d’Ysaÿe. Un catalogue richement illustré et signé par Marie Cornaz avait accompagné l’événement ; un CD y était joint, une production de Musique en Wallonie, sur laquelle on pouvait apprécier le violoniste jouant quelques-unes de ses compositions et des œuvres de Wieniawski, Vieuxtemps et Fauré. Depuis lors, comme elle l’explique dans une éclairante introduction, Marie Cornaz a approfondi le sujet, étant en quelque sorte à la source des sources. Il faut savoir qu’au-delà de documents que détient la bibliothèque du Conservatoire de Liège, le Fonds Eugène Ysaÿe de la Bibliothèque Royale réunit l’essentiel de sa bibliothèque musicale, une centaine de manuscrits, un millier de missives et d’écrits, ainsi que des centaines de documents iconographiques, coupures de presse et archives sonores ou visuelles. D’autres sources se sont révélées riches en enseignement : le Conservatoire royal de Bruxelles, le Musée Grand Curtius à Liège, le Palais Royal de Bruxelles qui a accueilli au sein de ses archives en 2015 un ensemble de documents, mais aussi les collections de la Juilliard School de New York, accessibles sous forme numérisée comme le sont aussi par ce procédé maints journaux, périodiques ou revues musicales de toute une série de pays. La consultation de cette masse d’informations a été une première étape avant écriture. 

Marie Cornaz précise qu’en retournant aux sources, elle a voulu ne pas tomber dans les filets de l’hagiographie : « Afin d’éviter de dresser une sorte de catalogue d’éloges, j’ai sciemment choisi de citer avec parcimonie la presse qui, à force de louanges, en devient insipide, ainsi que les témoignages des proches et des musiciens l’ayant côtoyé, ceux-ci n’évitant souvent pas les pièges de la glorification. » Et elle ajoute plus loin : « Volontairement chronologique, mon ouvrage se focalise sur le seul Ysaÿe et, par conséquent, ne s’attarde pas à la généalogie hasardeuse de ses ascendants ni à toutes les initiatives prises en son nom après sa mort. » On peut donc suivre pas à pas « le phénomène Ysaÿe, tout à la fois violoniste, compositeur, pédagogue, chef d’orchestre et organisateur de concerts » depuis sa naissance à Liège le 16 juillet 1858, jusqu’à son décès à Bruxelles le 12 mai 1931. Marie Cornaz a choisi de présenter le parcours d’Ysaÿe en cinq grands chapitres : les débuts d’un violoniste et d’un compositeur prometteur (1858-1882), un interprète à l’écoute de la modernité (1883-1893), un artiste au sommet de son art (1894-1902), un musicien en mutation (1903-1918), un chef d’orchestre pédagogue et compositeur (1919-1931). On laissera au futur lecteur le bonheur de découvrir par le menu ce destin exceptionnel à bien des égards. Mais rien n’est laissé dans l’ombre par Marie Cornaz, depuis les premiers concerts à Liège, les premières compositions en Allemagne, les tournées, souvent renouvelées (en Norvège, en Pologne, en Russie, en Suisse, en Italie, aux Etats-Unis…), les relations ou les rencontres avec Wieniawski et Vieuxtemps, ses professeurs, Franck, Chausson, Debussy, Grieg, Lekeu, Jongen, Elgar, Busoni ou Rachmaninov (pour se limiter à eux), l’exil en Amérique en 1917, les prestations en musique de chambre, la carrière de soliste et de chef d’orchestre (dont Cincinnati de 1918 à 1922), l’enseignement, la vie privée avec ses hauts et ses bas, le soutien attentif de la Reine Elisabeth, les aspects créatifs de la composition… jusqu’au retour au pays, la maladie qui va entraîner l’amputation, l’opéra en wallon Piére li Houyeû et le décès suite à une crise cardiaque.  

Si elle revendique à juste titre la rigueur de son travail scientifique, il n’en est pas moins vrai que Marie Cornaz arrive à dépasser ce strict aspect pour faire de sa biographie d’Ysaÿe un vrai plaisir de lecture. L’aventure qu’elle invite le lecteur à partager avec elle est écrite avec un soin particulier, dans un style clair et fluide, la recherche n’enlevant rien au naturel du récit. On lit cet ouvrage presque comme un roman, car l’autrice a été au-delà de la simple évocation : c’est une histoire extraordinaire qu’elle dépeint, et elle la rend vivante à chaque instant. Même si d’aucuns considéreront que la présentation du texte aurait gagné en lisibilité si les notes de bas de pages (en caractères minuscules) avaient été rejetées en fin de volume, manipulation délicate à la clef vu l’épaisseur de l’ouvrage. Mais on peut aussi préférer cette formule en accès direct, qui permet de se rendre compte sur-le-champ de la précision et du détail des sources. 

L’iconographie est somptueuse et variée : photographies de la vie courante ou de moments artistiques, en famille ou avec des amis, du violon Guarnerius et de l’archet Sartory offert par la Reine Elisabeth en 1929, reproductions de partitions autographes, d’éditions d’œuvres ou de correspondance, d’œuvres d’art, de médailles, de dessins, de revues, de journaux, d’affiches et de programmes de concerts, de caricatures du virtuose ou du chef d’orchestre, du moulage de la main gauche… Cette iconographie provient pour la majeure partie de la Section Musique de la Bibliothèque Royale de Belgique et des Fonds qu’elle conserve (quelle richesse !), mais aussi des archives du Palais Royal de Belgique, des Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles, du Musée Grand Curtius de Liège et de la collection Pierre Guillaume pour l’archet Sartory (utilisé par Noé Inui dans son récent enregistrement des Six Sonates op. 27 et de l’Etude Poème op. 9, paru chez Ars).

Le travail est complété par de précieuses annexes : un catalogue des œuvres détaillé, par genre (instruments solo, musique de chambre, musique symphonique, musique vocale, arrangements, cadences et esquisses), suivi d’une liste de 295 élèves, assortie pour chacun(e) d’une brève biographie. Pour le Conservatoire de Bruxelles ou en cours privé, on y relève entre autres les noms de Mathieu Crickboom, des futurs couples Marguerite Dongrie et Antoine (Anthony) Dubois ou Juliette Painparé et Carlo Matton, de Nicolas Laoureux, François Rasse, Irma Sèthe, Ernest Bloch, Louis Persinger, Vladimir Resnikoff, Michel Van Neste (le père de Carlo Van Neste), Remo Bolognini, Jascha Brodsky, Maud Delstanche, Alfred Dubois (professeur d’Arthur Grumiaux), Joseph Gingold, Lea Luboshutz, Nathan Milstein, William Primrose, Franz Wigy… Quant à la bibliographie, elle occupe cinq pages : elle regroupe les sources des différents Fonds Ysaÿe, les références de la presse internationale (via internet) ainsi que les ouvrages et articles. En fin de volume, un index des noms et un index des œuvres facilitent la recherche. 

Ce remarquable ouvrage, cartonné et de grand format (21, 5 x 30 cm), doit figurer désormais dans toute bibliothèque musicale digne de ce nom. Il s’impose pour tout ce qui concerne la carrière de l’immense personnage que fut Eugène Ysaÿe, mais aussi pour le foisonnement de la vie belge et internationale qu’il a marquée de son empreinte.

Jean Lacroix

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.