Eva Zaïcik rend un superbe hommage à Célestine Galli-Marié, la première Carmen

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Rebelle. Airs et extraits orchestraux d’œuvres de Ferdinand Poise (1828-1892), Ambroise Thomas (1811-1896), Georges Bizet (1838-1875), Louis Deffès (1819-1900), Jacques Offenbach (1819-1880), Victor Massé (1822-1884), Ernest Guiraud (1837-1892), Émile Paladilhe (1844-1926), Jules Massenet (1842-1912), Albert Grisar (1808-1869) et Jules Cohen (1830-1901). Eva Zaïcik, mezzo-soprano ; Orchestre National de Lille, direction Pierre Dumoussaud. 2024. Notice en français, en anglais et en allemand. Textes chantés reproduits, avec traduction anglaise. 61’ 47’’. Alpha 1128.

Lorsqu’elle crée le rôle de Carmen de Bizet, le 3 mars 1875, à l’Opéra-Comique, la mezzo-soprano Célestine Galli-Marié, alors âgée de 38 ans, est une habituée du lieu depuis 1862. Elle s’est affirmée dans plusieurs rôles : Mignon d’Ambroise Thomas (1866), Robinson Crusoë (personnage de Vendredi) et Fantasio d’Offenbach (1867, puis 1872), L’Ombre de Flotow (1872) ou Don César de Bazan de Massenet (1873), mais aussi dans une série d’autres. La notice du musicologue Patrick Taïeb en dresse un portrait attachant : elle triomphe dans plusieurs de ces ouvrages dont le personnage principal doit tout à sa physionomie, à son caractère et à ses aptitudes à jouer en chantant.  En cette année du cent cinquantième anniversaire de la première de Carmen, rendre un hommage spécifique à cette artiste, disparue en 1905, est une excellente initiative, qui permet, au-delà de compositeurs connus, de découvrir des pages mises sous le boisseau ou totalement oubliées. On doit ce florilège à l’incessant travail de recherches effectué par le Palazzetto Bru Zane, au label Alpha qui a soutenu le projet, et à la présence vocale d’Eva Zaïcik (1987) qui, depuis sa deuxième place au Concours Reine Elisabeth de 2018, accomplit une remarquable carrière éclectique, illustrée par maints enregistrements. 

En toute logique, deux airs de Carmen, la Habanera et la Séguedille, sont présents, que la cantatrice caractérise avec une sensualité sobrement naturelle, comme elle le fait pour d’autres rôles-phares de Galli-Marié, à travers deux extraits de Mignon, dont la romance « Connais-tu le pays où fleurit l’oranger ? », ou deux autres tirés d’Offenbach, à savoir la ballade de Fantasio « Voyez dans la nuit brune » et la berceuse de Vendredi « Beauté qui viens des cieux », dans Robinson Crusoë. Avec le partenariat de l’Orchestre National de Lille, que Pierre Dumoussaud conduit avec une fine élégance, Eva Zaïcik est tout à fait à l’aise dans ce répertoire, dans lequel elle s’engage en variant les registres, les couleurs et la tessiture et en accordant à chaque texte une importance servie par une déclamation soignée. 

La séduction permanente est au programme ; elle s’affirme tout autant dans les pages tirées de l’ombre, dont on découvre avec un vif plaisir les réelles qualités. L’incisive chanson de Colombine dans La Surprise de l’amour (1877) du Nîmois Ferdinand Poise, qui ouvre l’affiche, est un régal de souplesse, alors que l’air « Nuit d’amour et de plaisir », tiré des Noces de Fernande (1878) du Toulousain Louis Deffès, un élève de Halévy, ne manque pas d’effronterie. La Chanson bohémienne de Fior d’Aliza (1866), d’un autre élève de Halévy, Victor Massé, dont on connaît mieux l’opérette Les noces de Jeannette de 1853, a des accointances avec l’héroïne de Bizet. La Cavatine de Marthe « Noël ! Déjà ! » du Piccolino (1876) d’Ernest Guiraud, qui fut le professeur de Debussy, Satie ou Dukas, et écrivit les récitatifs de Carmen de Bizet, offre un moment de grâce délicate. 

On savoure les airs d’Emile Paladhile (« Mignonne bien-aimée », un extrait de Le Passant de 1872) ou de l’Anversois Albert Grisar (« Quoi ! Perdue ! », tiré des Porcherons de 1850), dont une série d’opéras oubliés ont été créés à Paris. Jules Cohen, qui fut maître de chapelle de Napoléon III clôture ce bien plaisant programme avec l’Air triomphant de Diane dans José-Maria (1866). Ce panorama témoigne de la diversité des rôles soutenus par Célestine Galli-Marié, talent ici, ancré dans le vaudeville ou la chanson pittoresque, là, dans le récitatif Grand Opéra et, le plus souvent un peu dans les deux, comme le souligne Patrick Taïeb.       

Avec cet album/hommage, auquel s’ajoute un petit nombre de pages orchestrales ciselées, dont le délicieux entracte symphonique de l’Acte V de Flior d’Aliza de Massé, Eva Zaïcik et le National de Lille, mené avec brio par Pierre Dumoussaud, lauréat du premier Concours international de direction d’orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie en 2017, signent un florilège très réussi. Il confirme le tempérament polyvalent de la cantatrice, qui peut se révéler « rebelle », son éclectisme, et les qualités du timbre de sa voix. Il ne reste plus qu’à formuler un vœu, peut-être audacieux, celui de retrouver, en version complète, l’une ou l’autre des œuvres mises ici à jour. L’interprète ne serait pas à chercher loin…

Son : 9    Notice : 10    Répertoire : 9/10    Interprétation : 10

Jean Lacroix

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