Raphaël Pichon porte les Vêpres de Monteverdi jusqu’au sublime

par

Claudio MONTEVERDI (1567-1643) : Vespro della beata Vergine. Lea Desandre et Eva Zaïcik, sopranos ; Lucile Richardot, alto ; Olivier Coiffet, Emiliano Gonzalez Toro et Zachary Wilder, ténors ; Nicolas Brooymans, Renaud Bres et Geoffroy Bussière, basses. Chœur et Orchestre Pygmalion, direction Raphaël Pichon. 2020. Livret en français, en anglais et en allemand. 117.00. Un DVD Château de Versailles CVS018.

 

 

Parfois, les mots manquent pour pouvoir traduire à leur juste niveau les sensations éprouvées après audition (et vision, puisque les images sont présentes) d’un événement musical qui sort de l’ordinaire. Ne faudrait-il pas, à ce moment-là, se réfugier dans le silence et renoncer à les chercher, ces mots, à en faire l’impasse pour avouer, avec simplicité, que tout est dit, que tout est accompli, que tout est ineffable ? Ineffable ! Le souvenir de Vladimir Jankélévitch s’impose soudain, au risque d’extrapoler, lorsque le philosophe et musicologue le dessine, cet ineffable qui « est inexprimable parce qu’il y a sur lui infiniment, interminablement à dire : tel est l’insondable mystère de Dieu, tel l’inépuisable mystère d’amour, qui est mystère poétique par excellence ; car si l’indicible, glaçant toute poésie, ressemble à un sortilège hypnotique, l’ineffable, grâce à ses propriétés fertilisantes et inspirantes, agit plutôt comme un enchantement, et il diffère de l’indicible autant que l’enchantement de l’envoûtement ; la perplexité même qu’il provoque est, comme l’embarras de Socrate, une féconde aporie. « La parole manque », écrit quelque part Janacek ; où manque la parole, commence la musique, où s’arrêtent les mots, l’homme ne peut plus que chanter. » (La Musique et l’Ineffable, Seuil, 1983, p. 93). La réponse est là : chanter, il ne reste qu’à chanter… et à utiliser les « propriétés fertilisantes et inspirantes » suggérées par Jankélévitch.

Ce long préambule pour exprimer, au-delà des mots qui vont manquer -il faudra bien s’en accommoder- le profond émerveillement suscité par ce concert public, filmé en février 2019 à la Chapelle Royale du Château de Versailles et disponible en DVD, qui entraîne le spectateur, pendant un peu moins de deux heures, dans un espace sonore et visuel qui ressemble à un voyage dans l’essence même du sacré. Dans les colonnes de Crescendo, nous avons déjà fait état de la production Stravaganza d’amore ! La naissance de l’opéra chez les Médicis, captée au même endroit, toujours en février 2019, avec la même équipe, à l’exception d’un petit nombre de chanteurs. La réalisation en était remarquable. Ici, on monte encore d’un cran, non seulement car il s’agit d’une œuvre majeure de Monteverdi, mais surtout parce que sa beauté intrinsèque touche à l’intemporel. Ces Vêpres de la Vierge de 1610 dédiées au pape Paul V ouvrirent au compositeur les portes de la Basilique Saint-Marc de Venise trois ans plus tard, en qualité de maître de chapelle.

Le concert débute dans le noir le plus absolu, qui sera aussi l’atmosphère finale. On entend dans cet espace aveugle un chant mystérieux de basses profondes qui va soudain s’épanouir dans un Responsorium jaillissant, accompagné de teintes bleutées qui seront comme un fil conducteur tout au long de l’exécution, avec des éclats de lumière dorée, y compris sur les pupitres dont les éclairages sont savamment dosés et lorsque les chanteurs iront investir, seuls ou en compagnie, les différentes tribunes de la Chapelle. L’effet est magique, il transmet à la fois une douceur et une chaleur adaptées à ce qui se déroule. Et puis, il y a le grand ordonnateur de cette cérémonie, Raphaël Pichon, au magnétisme si efficace, si palpable, à l’enthousiasme si communicatif, si transmetteur, qu’il entraîne les solistes, le chœur et l’orchestre, en état de félicité, pour ne pas dire en extase, avec précision, intériorité, relance permanente et transmission d’une énergie qui emporte tout sur son passage. Energie qui relève de la foi dans le profond message religieux, ainsi offert à la sensibilité commune et à la splendeur de la partition, si prenante qu’elle en devient irréelle. Oui, ces Vêpres de Monteverdi sont, à coup sûr, l’une des plus hautes manifestations de la créativité humaine dans le domaine musical. Lorsqu’on est en présence d’un tel miracle interprétatif, on ne peut que rester sans voix.

Sans voix, le plateau vocal ne l’est pas : il est exceptionnel à tous égards, comme le sont les chœurs, attentifs à la moindre inflexion, à la moindre nuance, à la moindre nécessité. Eva Zaïcik, qui fait une belle carrière depuis sa deuxième place au Concours Reine Elisabeth de chant 2018 (le Nisi Dominus du haut d’une tribune, comme en lévitation) et Lea Desandre, à l’émouvante grâce fragile, se parent de suavité ou de chaleur dans tous leurs moments en soliste ou en duo, comme dans le Pulchra es, éthéré et sublime. Ces deux mezzo-sopranos ont acquis une science de la musique sacrée qui transporte celui qui les écoute. C’est le cas aussi de l’alto Lucile Richardot, coloration assurée et projection équilibrée. Dans le Magnificat, elle est ardente. Du côté des ténors, on est ébahi par la prestation d’Emiliano Gonzalez Toro -le Nigra sum qui exalte l’amour à travers un rappel du Cantique des Cantiques, est rendu avec une tension intérieure suffocante-, et par celle de Zachary Wilder, que l’on découvre parfois sans le support de la partition, dans une sorte de bulle intime. Tous sont en état de communion vocale, leur disposition sous forme de dialogue du haut des balcons, en miroir ou en écho, accentuant le côté spirituel de leur partie. 

Ces chanteurs étaient tous de l’aventure Stravaganza d’amore ! évoquée plus avant. Leur collaboration avec l’ensemble de Raphaël Pichon, ici dans un autre registre, démontre que les fruits du travail collectif sont en pleine maturité. C’est le cas aussi de la basse Nicolas Brooymans qui irradie la lumière. Le ténor Olivier Coiffet, les basses Renaud Bres et Geoffroy Buffière, qui s’ajoutent à l’équipe, se hissent sans peine au même niveau. Celui-ci, qui relève de l’excellence, est dû aussi à la prise de son qui met bien en valeur la spatialisation des voix, qu’elles soient insérées parmi les chœurs ou les instrumentistes, mises en avant de chaque côté du chef d’orchestre, ou placées en évidence dans l’un ou l’autre espace élevé. L’utilisation du lieu est en effet subtile. On ne parlera pas de mise en espace comme cela avait été le cas dans un autre DVD de la série « Château de Versailles », à savoir la reconstitution du Sacre de Louis XIV, mais plutôt d’un agencement inventif, respectueux de la partition dans sa dimension mystique, à travers la réalisation de Colin Laurent. Elle est en parfaite adhésion avec la mise en lumière de Bertrand Couderc. Car rien n’est statique. Ces Vêpres sont une dynamique en marche, avec des déplacements, discrets et feutrés, des « acteurs » principaux, chef d’orchestre compris, vers ces hauteurs dont on devine les splendeurs architecturales à travers une magie unitaire entre la musique et sa portée hymnique. 

Le livret de près de quatre-vingt pages, qui est illustré de quelques photographies en couleurs et décrit avec détails les biographies des chanteurs, est enrichi d’un texte explicatif signé par Sir John Eliot Gardiner, autre interprète célèbre des Vêpres. Une initiative que l’on ne peut que saluer, car elle apporte l’éclairage d’un spécialiste sur le contenu de l’œuvre qu’il qualifie en fin de texte de « profonde et spectaculaire ». C’est ce double aspect qui fonctionne d’aussi belle manière, car du côté des chœurs, brillants et virtuoses, et des instrumentistes, l’état de grâce s’est aussi installé. On se régale avec les sonorités des violes de gambe, des théorbes, des cornets et autres suavités des violons et lira di braccio, violon, basse de violon, violone, contrebasse, trombones, flûtes, basson, harpe, orgue et clavecin. Il faudrait citer les noms de tous les participants pour les remercier de leur investissement et pour leur ferveur. Ils sont heureusement détaillés l’un après l’autre dans le livret, et ce n’est que justice.

On touche ici au sublime et à l’extraordinaire. Du coup, les mots manquent à nouveau ; on voudrait inventer des superlatifs, des hommages brodés et transmetteurs de ce qui est bien plus que l’aveu d’une insoutenable émotion, celui de la gratitude d’avoir pu accueillir au plus profond de soi-même un tel cadeau. On sort de ce DVD plus riche, plus émerveillé, plus sensible, et surtout avec un sentiment d’infinie reconnaissance. Le public ne s’y est pas trompé : il a fait, en cette soirée de février 2019, une ovation à tous ces artistes qui ont signé ici une référence hors normes désormais à hisser au tout premier plan de la discographie. 

Note globale : 10

Jean Lacroix      

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