Evard Grieg sans frontières

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Le classicisme cher à Haydn et Mozart n’avait pas de frontières. Il avait engendré un langage musical commun aux différentes parties de l’Europe. Le Chevalier de Saint-Georges à Paris, l’Italien Sammartini à Milan, le Tchèque Myslivecek à Prague ou Josef Martin Kraus à la Cour de Suède se soumettaient aux mêmes contraintes du style classique.

Le romantisme, au contraire, va encourager le retour aux particularités nationales et l’exploitation des accents populaires propres à chaque région. Le Danois Niels Gade ne peut être confondu avec les Tchèques Smetana et Dvořák,  ni avec le Polonais Moniuszko ou avec le Norvégien Edvard Grieg qui nous intéresse ici.

L’amitié avec Rikard Nodraak, compositeur bien ignoré aujourd’hui sinon comme auteur de l’hymne national norvégien, va révéler à Grieg les richesses des chansons populaires et lui permettre ainsi d’exprimer sa propre nature et son génie de la “petite forme”. Car, à de rares exceptions près (les différentes Sonates, le Quatuor et le Concerto pour piano), c’est dans les Mélodies, les Danses et les Pièces lyriques que le génie du compositeur s’exprimera dans toute sa plénitude, d’où le qualificatif de “miniaturiste” parfois attribué à Grieg. Edvard Grieg a trouvé son originalité dans ses soixante-six pièces lyriques, réparties en dix cycles qui couvrent l’ensemble de sa vie : le premier cycle op. 12 est composé en 1867 et sa huitième pièce termine déjà symboliquement le cycle par un chant national. Il attendra 1883 pour reprendre cette formule avec ses nouvelles pièces lyriques op. 38. Les huit autres cycles se succèderont régulièrement dès ce moment sous la pression de l’éditeur : l’op. 43 en 1886, l’op. 47 en 1888, l’op. 54 en 1891, l’op. 57 en 1893, l’op. 62 en 1895, l’op. 65 en 1896, l’op. 68 en 1898 et le dixième et dernier cycle op.71 en 1901. Ne suivront plus que trois opus avant la mort du compositeur : deux pour le piano, les trop peu connus Slatter op.72 de 1902, les Impressions op.73 de 1905 et, en 1906, les splendides 4 Psaumes librement adaptés d’anciennes mélodies d’église norvégiennes pour choeur mixte avec baryton solo, op. 74.

On a, avec les dix cycles de pièces lyriques, la balise de la vie musicale de Grieg qui nous permet d’articuler les autres compositions dans le canevas évolutif du compositeur norvégien. Avec ces Pièces Lyriques, il crée un équivalent pianistique de la mélodie populaire. Il y conserve la fraîcheur de la chanson à couplets, il lui ajoute une séduction et une poésie directement inspirées par les fjords et les légendes des dieux, des gnomes et des trolls. Ici, le problème de la grande forme musicale ne se pose pas. Comme il ne se pose pas dans le corpus des 150 Mélodies, sommet de son œuvre. Ce corpus reste trop peu connu car si les premiers cycles sont écrits sur des poèmes allemands (op. 2, Quatre Mélodies d’après Heine et Melisso, op. 4 d’après Chamisso, Heine et Uhland), ils seront ensuite composés à partir de poèmes danois (les Mélodies du cœur op. 5 d’après Hans Christian Andersen) et norvégiens (les op.9 et 17 sur des poèmes ou des mélodies populaires norvégiens, les op. 25 et 26 respectivement d’après Ibsen et Paulsen). De beaux cycles parsèmeront sa vie et ses moments de dépression : en 1878, l’op. 33 sur des textes du poète norvégien Aasmund Olavsson Vinje dont deux Mélodies seront transcrites pour cordes et deviendront les mélodies élégiaques op. 34 ; en1890, les opus 48 en allemand et 49 en danois ; en1893, les trois cycles op. 58, 59 et 60 écrits pendant que sa femme Nina est hospitalisée ; en 1895, un sommet avec le beau cycle de Mélodies de Anne Garborg La fille de la montagne op. 67. La difficulté posée par les Mélodies de Grieg est le fait que peu de chanteurs les restitueront dans leur rare langue originale et préféreront une traduction allemande. Même le rigoureux Dietrich Fiescher-Dieskau renoncera à les chanter en danois ou en norvégien.

Des grandes formes qu’il a abordées, évoquons brièvement la Symphonie en ut mineur écrite sous la pression de Niels Gade et inspirée par Mendelssohn et Schumann. La Symphonie révèle le talent lyrique et la belle couleur harmonique aimée du jeune Grieg de 21 ans qui s’estimera cependant mal à l’aise dans la rigidité du cadre formel classique et reniera cette composition. Cette Symphonie sera heureusement exhumée en 1981. Le Concerto pour piano en la mineur op. 16 est lui une réussite indiscutable. Il est conçu sur une structure inspirée par celui de Schumann, écrit dans la même tonalité avec ce début cadencé en octaves descendantes, mais l’écriture est plus proche de Liszt qui était émerveillé par son final solennel qui fait penser à certaines fanfares de son propre 2e Concerto. Le Concerto de Grieg est dédié à Edmund Neupert qui l’a créé à Copenhague en avril 1869. Ce Concerto, qui sera révisé constamment jusqu’à la mort de son auteur, affirme dès les premières notes une des caractéristiques harmoniques principales de Grieg : tonique mineure - sensible - dominante. Il s’ouvre ainsi par l’accord de la mineur (la-do-mi-la = tonique mineure) suivi d’une octave en sol dièse (sensible) qui amène l’accord de mi majeur (dominante). Magnifique reflet du romantisme, cette pièce de bravoure suscite toujours l’intérêt des grands pianistes. Dinu Lipatti, Christian Zimmerman, Leif Ove Andsnes, plus près de nous, en ont fait sans crainte un de leurs concertos favoris. L’âme norvégienne y est totalement présente ; le Rondo final résonne comme une belle danse populaire proche de certaines pièces lyriques. Le même souffle, la même fraîcheur animeront les Danses norvégiennes op. 35 (écrites pour piano à quatre mains, réduites pour piano solo et parfois entendues dans une version orchestrale) et les Danses symphoniques op. 64 plus tardives (une transcription pour piano à quatre mains a également été réalisée).

La Sonate pour piano op. 7 ouvre le cycle des Sonates dès 1865 avec la première des trois Sonates pour piano et violon, celle en fa op. 8 qui fera l’émerveillement de Franz Liszt. Elles seront suivies deux ans plus tard par la seconde Sonate en sol op. 13. Il faudra attendre 1876 pour voir Grieg revenir péniblement à la grande forme avec le Quatuor en sol mineur. L’ayant achevé, il affirmera : “j’ai terminé un quatuor à cordes. Il ne veut pas spécialement plaire. Il vise l’ampleur du son, la vitalité, le mouvement et surtout la beauté sonore instrumentale”. Ne viendront plus après que la Sonate pour piano et violoncelle op. 36 en la mineur en 1883 et, trois ans plus tard, la dernière Sonate pour piano et violon op. 45 en ut mineur. Les trois Sonates pour piano et violon sont très contrastées : la première a le caractère ingénu de la jeunesse, riche d’idées, la seconde pleine de joie et de tendresse reflète le nationalisme qui a saisi Grieg, et la dernière ouvre les perspectives de la maturité avec sa résonance dramatique. En 1903, Grieg aura aussi la joie d’entendre sa Sonate pour piano et violoncelle jouée par  Pablo Casals.

Dans la grande forme que des variations peuvent parfois atteindre comme Beethoven l’a si bien prouvé avec ses Diabelli, nous nous devons aussi de mentionner la Ballade en forme de variations op. 24, poignante de mélancolie. Comment ne pas être fasciné par cette mélodie plaintive emballée d’audacieuses harmonies modulées par une main gauche en descente chromatique

Grieg sera souvent inhibé par des périodes de doute. Il aura besoin de stimulations et de commandes officielles pour réaliser certaines de ses grandes œuvres. Ce sera le cas avec la célébration du bicentenaire de la naissance du philosophe, historien, écrivain satirique et dramaturge Ludvig Holberg, né à Bergen en 1684 et mort à Copenhague en 1754. Il composera Au temps de Holberg op. 40, cinq pièces pour piano qui seront orchestrées pour cordes quelques mois plus tard. Cette Suite Holberg subira le même sort que les Variations Haydn de Brahms écrites au départ pour deux pianos; on a tendance à n’en connaître que la version orchestrale.

Le rêve d’écrire un opéra restera inabouti. Pourtant, la belle collaboration avec Bjørnstetjerne Bjørnson avait déjà amené la composition de la Cantate op. 20 “Devant un couvent”, Bergliot op. 40 en 1871 et deux chœurs et trois Interludes orchestraux pour “Sigurd Jorsalfar” en 1872. Elle aurait dû aboutir à un opéra complet sur “Olav Trygvason” mais le librettiste sera trop lent. Grieg n’a écrit que trois scènes en 1873 et s’est mis dès 1874 à la composition de la musique de scène du Peer Gynt d’Ibsen qui fera sa célébrité, plus par les deux Suites qu’il en tirera que par les différents numéros de la partition complète. La pièce d’Ibsen qui raconte les aventures du jeune aventurier pas suffisamment bon pour être sauvé, ni suffisamment méchant pour être damné, connaîtra le succès grâce à la musique de scène de Grieg. Elle sera représentée dès 1876 à Christiana (l’actuelle Oslo) et reprise dix ans plus tard à Copenhague et à la même Christiana pour y être représentée une dernière fois du vivant de Grieg en 1902. La musique du musicien nordique présente de splendides incongruités: Le matin, ce thème pastoral typiquement scandinave qui, dans la pièce d’Ibsen qu’il veut décrire, est un lever de soleil sur le désert ou la danse de la jeune Arabe Anitra au thème également nordique, pimenté de valse viennoise et au rythme de mazurka.

La musique de Grieg se reconnaît immédiatement par son sens des rythmes nationaux norvégiens toujours pointés (un exemple typique : le premier thème du Concerto pour piano), par une certaine alacrité rythmique mais aussi par ses accords chromatiques et ses agrégats sonores quelque peu dissonants dans les registres graves. Comme Schumann, il met en valeur les voix médianes. Il adore les accords de septième et de neuvième. On lui reproche parfois de procéder à des réexpositions textuelles et de ne pas y envisager de variations ou de modulations, mais est-ce une faiblesse ou une réminiscence des chansons à couplets ? La beauté de la musique de Grieg réside dans la puissance expressive et le doigté unique avec lequel il parvient à associer chromatisme et mélodies diatoniques.

Grieg est souvent, à tort, l’objet d’une attitude réservée des musicologues. On a dit de lui que c’était “une machine à copier des chansons populaires norvégiennes”. Le terrible Monsieur Croche, Claude Debussy sera plus nuancé : “l’on a dans la bouche le goût bizarre et charmant d’un bonbon rose qui serait fourré de neige”, écrit-il. Sans doute, dans son cynisme, n’est-ce pas seulement une évocation de l’inoubliable couleur rose dont l’éditeur Peters affublait les couvertures des partitions de ses auteurs nordiques : Grieg et Sinding. Grieg ajouta lui-même, en 1903, lorsque l’on a fêté son soixantième anniversaire : “En fait, je suis certain que ma musique sent le poisson”, mais il le disait dans un sens non péjoratif ; à Bergen, le poisson est particulièrement frais et délicieux.

Grieg a laissé des traces. N’en déplaise à Monsieur Croche, son autre face, Claude Debussy, reconnaît avoir pris le Quatuor en sol mineur op. 27 comme modèle pour son propre Quatuor dans la même tonalité. Le statisme des quintes superposées des Sonneries de cloches, op. 54 n° 6 préfigure de deux décennies La cathédrale engloutie de Debussy. Le Matin de Peer Gynt annonce, quinze ans auparavant, la Rêverie (1890) du même Debussy. Le caractère solennel -quelque peu “hollywoodien”- de la coda du Concerto pour piano sera largement imité par Rachmaninov dans ses 2e et 3e Concertos. La Mélancolie, troisième pièce du huitième cahier des pièces lyriques, est déjà du Scriabine. L’aspect percussif associé à quelques âpres dissonances des Chants populaires op. 66 annonce les audaces d’un Bartók  ou d’un Stravinski. Le dernier Grieg, celui des Slätter op. 72, ce chef d’oeuvre trop peu connu, si original, formé de transcriptions de chants norvégiens, et si difficile pour le piano, anticipe le Bartók  qui abordera de la même manière les chants roumains et hongrois.

Le 4 septembre 1907, la mort prenait Grieg au début d’une tournée qui devait le mener en Angleterre. Chostakovitch allait avoir un an, Messiaen naîtrait quelques mois plus tard, l’année suivante.

Jean-Marie André

 

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