Fascinante Mariam Batsashvili

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Comment un pays grand comme deux fois la Belgique, mais trois fois moins peuplé, peut-il hisser une dizaine de femmes dans le circuit international des grands pianistes ?  C’est le miracle géorgien… On connaissait Elisso Virssaladze, Elisso Bolkvadze, Katia Buniatishvili et quelques autres jeunes, c’est le tour de Mariam  Batsashvili. Lauréate de nombreux prix, elle n’était pas inconnue du public dijonnais puisqu’elle y avait donné le concerto de Clara Schumann il y aura bientôt deux saisons. A 26 ans, elle a gravé son premier CD chez Warner (Liszt et Chopin) et enchaîne les récitals à travers toute l’Europe.

Le programme proposé emprunte largement à son enregistrement (Bénédiction de Dieu dans la solitude, Six Consolations de Liszt, et deux des Etudes op 10 de Chopin, dédiées justement à Liszt), œuvres auxquelles elle ajoute opportunément la géniale Fantaisie chromatique et fugue de Bach, la Rhapsodie espagnole, et deux des grandes Etudes de Liszt.

Vêtue avec discrétion, après un salut furtif, elle se concentre sur son instrument et la position de la banquette. Fréquemment, bien que très familière des œuvres de ce soir, elle a recours à la partition, ce dont on ne saurait lui faire grief. Ainsi dans la Fantaisie chromatique et fugue BWV 903 qui marqua tant les esprits du XIXe siècle. La fantaisie, d’une liberté souveraine, quasi improvisée, est servie par une technique magistrale. Les traits y sont fulgurants, colorés, les tensions harmoniques palpitantes. L’arioso, chargé d’interrogations, a-t-il été mieux illustré ? La fugue est une grande leçon : d’une clarté extraordinaire, vive, enjouée, lumineuse, la conduite des voix est fascinante, avec des divertissements…divertissants. C’est magistral. Comment résister à l’envie d’écrire que depuis Günther Ramin (au clavecin tel qu’on l’imaginait dans les années cinquante), on ne se souvient pas avoir été aussi impressionné ?

Ce n’est pas la faute d’Aldo Ciccolini qui les grava plusieurs fois : les Consolations de Liszt (inspirées par des poèmes de Sainte-Beuve que l’on peut ignorer), sont peu jouées. Les mélodies sont chantées avec le lyrisme le plus juste, les touchers appropriés sont valorisés par une pédale parcimonieuse, légère, qui respecte la clarté de l’harmonie. C’est toujours frais, vivant, loin des pianismes ostentatoires, pour une émotion juste. La Rhapsodie espagnole, évidemment plus extérieure, avec sa thématique bien connue, correspond à l’autre visage de Liszt : le virtuose génial, improvisateur né. L’énergie, la liberté, l’aisance, tout est là, avec des climats variés, de la légèreté aérienne à la fougue et à l’exaltation endiablée. Des Harmonies poétiques et religieuses, la Bénédiction de Dieu dans la solitude commence par ce beau chant qui s’élève du registre grave, avec plénitude et sensibilité. Le lyrisme est vrai, tout comme ces bouffées de bonheur qui nous conduisent à une forme d’extase : toujours cette clarté de jeu, de lignes, de plans, avec les ombres et les lumières. La tendresse et l’ineffable.

La première et la deuxième des Etudes opus 10 de Chopin sont dans toutes les oreilles. Elles alterneront avec deux grandes études de Liszt (9e et 10e). L’évidence du jeu de Mariam Batsashvili nous laisse subjugué : on oublie toutes les références pour en apprécier pleinement la maîtrise. Elle vit intensément tout ce qu’elle nous offre, sans pose ni effet. L’intériorité est authentique, comme la grâce et la maîtrise. La conduite du discours, la construction ne contredisent jamais la sensibilité, l’élégance, la véhémence, la rage. Ainsi la dixième des Etudes d’exécution transcendante, prise à un train d’enfer, sans que le discours en soit parasité, est-elle prodigieuse, superbement construite et maîtrisée. Malgré ses acclamations, le public n’aura droit qu’à un bis (une des Variations Paganini), ce que l’on comprend aisément tant Mariam Batsashvili aura donné, ce soir, sans compter.

Magicienne du piano, dont elle exploite toutes les couleurs, tous les touchers, qu’elle sait faire chanter mieux que quiconque, avec raffinement, Mariam Batsashvili nous narre une histoire qui nous tient en haleine, même lorsque l’œuvre nous est familière : une immense musicienne, d’une maturité rare, humble bien que servie par une virtuosité transcendante.

Dijon, Auditorium, le 11 janvier 2020

Crédits photographiques : Josef Fischnaller

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