Flûte d’ombre et clavecin d’ambre pour ces Sonates et Partitas de Bach
Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Sonates pour traverso et basse continue en mi mineur BWV 1034. Partita pour traverso BWV 1013. Sonates pour traverso et clavecin obligé en sol majeur BWV 1027/1039 ; en sol mineur BWV 1030b. Allemande (Suite Française no 6 BWV 817) arrangée pour traverso. Frank Theuns, traverso ; Bertrand Cuiller, clavecin. Livret en anglais, allemand, français. Février 2020. TT62’59. Ramée RAM 1908
Qu’on pense au cinquième Concerto Brandebourgeois, à l’Ouverture n°2 en si mineur (et sa célébrissime Badinerie) : comment douter que Bach aimait le traverso ? Au sein de sa production chambriste, la flûte accompagnée se représente par quatre Sonates avec clavecin (BWV 1020, 1030-32) et trois autres avec basse continue (BWV 1033-1035), toutes bien connues sous cette forme. Au-delà de ce corpus, outre la BWV 1034 présentée telle qu’on l’attend, notre duo a opté pour deux alternatives. La Sonate BWV 1027 déclinée pour viole de gambe d'après une source pour deux flûtes BWV 1039, est ici retranscrite pour une seule et clavecin. Pour le chef d’œuvre BWV 1030 (mouture leipzigoise datée de 1736-37), les interprètes ont utilisé la préexistante partie de clavier, en tonalité initiale de sol, qui remonte à la décennie précédente, nous offrant une version ainsi transposée de la Sonate que l’on entend d’ordinaire en si mineur. Autre transcription avec l’Allemande de la sixième Suite Française, ici confiée à la flûte solo, prolongeant l’aristocratie des quatre danses alignées dans le BWV 1013.
Après avoir essayé différents modèles, Frank Theuns en a choisi un construit par Giovanni Tardino (2019) d’après un spécimen (c1725) de Pierre-Gabriel Buffardin, le virtuose de la Cour de Dresde. Au diapason bas de 398 Hz qui concourt à une sonorité volontiers ombrée mais non terne.
Nos admirations et (minimes) réserves, qui peuvent s’appliquer à une bonne part de l’album, se résumeraient dans l’Andante de la BWV 1030. Un clavecin qui serait un peu plus moteur et lumineux que la flûte, laquelle veille essentiellement à nuancer couleur et volumes, quitte à sembler un peu en retrait quant à la projection et à la progression du discours. En tout cas, sur une soyeuse copie de Mietke, au medium câlin et aux aigus châtiés, Bertrand Cuiller se montre un partenaire attentif à fournir les appuis et détentes qui valorisent le modelé du souffle sans lui faire concurrence. Peut-être au prix d’une prudence volontaire, comme si la loquacité pactisait avec le mystère. Les anacrouses inventent une teinte nouvelle à chaque grappe de notes répétées ; les trilles bourgeonnent avec délicatesse (2’30, mesure 36). Combien d’autres interprétations nous laissent sentir avec pareilles méthode et subtilité que c’est un songe infini, sans cesse recommencé, qui se décante de cette évanescence ? Traversée par les plus infimes émotions, étirée par une ductilité sans entrave. Heureux contraste avec les impulsions des plectres, comme l’oiseau au long vol surplombe sans contrainte l’écume d’en bas qui le courtise. Un univers en émanation, autant d’instants qui se nourrissent de senteurs, devenus esprits comme ces Astomi qu’évoquait Flaubert : « composés de brises et de parfums, nous roulons, nous flottons - un peu plus que des rêves, pas des êtres tout à fait... » (La Tentation de Saint-Antoine). Le Largo semblerait aussi un peu retenu par le flûtiste, comme destiné à une stase qui se laisse pressentir dans la deuxième section. À force de phraser à l’horizon, on finit par se confondre avec le paysage. Ce vent-là ne se voue pas à briller, comme on le vérifiera encore dans le Presto, véloce mais tout en lumière douce. Le 12/16 consécutif (1’44) s’anime d’un rebond où Bertrand Cuiller vient jeter des traits d’accords en paillettes qui inculquent leur éclat à cette gigue que son complice façonne en bulles d’opale.
Quiconque connaît les superbes disques que ce claveciniste consacra aux Virginalistes anglais (chez Alpha et Mirare) sait de quelle alchimie de timbres et de respirations il peut animer un texte. Dans la BWV 1034, les chiffrages de sa partie lui suggèrent un art qui transformerait palefroi en Pégase. Autant dire qu’avec un partenaire aussi inspiré, l’Adagio va luire de toute sa poésie, la mécanique de l’Allegro va s’engrener et fleurir à la fois, sous les doigts de Frank Theuns cadrés par le juste équilibre entre éloquence et élégance. Un souffle, comme on l’a déjà dit, dosé dans ses plus strictes proportions.
On pourrait continuer à vanter les expertises acquises à notre duo, tant de technique que de juste sentiment. On pourrait s’attarder à détailler les stylisations que le soliste patronne dans les rythmes de la Partita, à y quêter les secrets de son instrument dont le bois se gorge des plus chastes translucences. On peut aussi conclure en saluant une interprétation où les deux musiciens équilibrent leur vertu complémentaire (l’une plus animale l’autre plus végétale ?!), pour un résultat qui déjoue les écueils de la sèche combinatoire, de la vaine pyrotechnie et de l’affadissante préciosité. Un territoire de bienséance qui se garde de l’émoi pour le mieux susciter. Et avec deux tels guides, la carte du tendre vous est offerte sans contraindre ni travestir l’imaginaire de ces pages. Le portrait serein d’un Bach taciturne à ses heures, plus philosophe que conteur ou maître à danser, dont l’humeur sombre exalte la profondeur.
Son : 9 – Livret : 7 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9
Christophe Steyne