Héloïse Mas a choisi Haendel pour un remarquable premier récital

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Anachronistic Hearts. Georg Friedrich Haendel (1685-1759) : Arias : Bel piacere (Poppée) d’Agrippine HWV 6 ; Un pensiero nemico di pace (Piacere) dIl Trionfo del Tempo e del Disinganno HWV 46a ; Cease ruler of the day to rise (Déjanire) d’Hercules HWV 60 ; Ho perso il caro ben (Orfeo) de Parnasso in festa, per li sponsali di Tei e Peleo HWV 73 ; Ah ! mio cor ! (Alcina) d’Alcina HWV 34 ; Pena tiranna (Dardanus) d’Amadigi di Gaula HWV 11 ; Scherza infida (Ariodante) d’Ariodante HWV 33 ; Morirò ma vendicata (Médée) de Teseo HWV 9. Cantate a voce sola La Lucrezia (O Numi eterni), HWV 145. Charles Gounod (1818-1893) : Air de l’opéra Sapho : Ô ma lyre immortelle. Héloïse Mas, mezzo-soprano ; London Handel Orchestra, clavecin et direction Laurence Cummings. 2020. Notice en français, en anglais et en allemand. Textes originaux des airs avec traduction en trois langues. 76.35. Muso mu-045.

Les Cœurs Anachroniques ? Ce titre attribué globalement à ce récital Haendel intrigue, car l’anachronisme a souvent, dans l’esprit populaire, comme une notion de décalage. Héloïse Mas, dans un texte en fin de notice, apporte un éclairage en précisant qu’il s’agit d’une affaire de… Cœurs (ce qui transcende le temps) et en faisant référence à l’association française In Matters of the Hearts, qui a pour mission la démocratisation de la musique classique, afin de la rendre toujours plus accessible à des publics parfois réticents à lui donner une chance. Les différentes équipes concernées par le présent CD (sur le plan musical, technique, financier ou moral, le label Muso y compris) sont partie prenante de ce projet, que l’on peut retrouver sur les réseaux sociaux, notamment sur sa chaîne You Tube. Le détour en vaut la peine.

Née en 1988 à Besançon, Héloïse Mas étudie le piano et l’orgue, puis le chant au Conservatoire national supérieur de musique de Lyon, où elle obtient un master en 2015. Deux ans auparavant, elle a fait ses débuts dans le rôle de Sœur Mathilde du Dialogue des Carmélites de Poulenc, et en 2014, est Révélation des Talents Classiques ADAMI. Elle participe entretemps à l’album « Stella di Napoli » de Joyce Di Donato (Erato). Mais c’est aussi le Concours Reine Elisabeth de Chant 2018 qui va révéler HéloÏse Mas. Retour en arrière sur la soirée du 11 mai de cette année-là :  en finale, après des airs de Wagner, Bizet et Donizetti, la cantatrice française interprète, avec l’Orchestre symphonique de la Monnaie dirigé par Alain Altinoglu, « Ô ma lyre immortelle » de l’opéra Sapho de Gounod. L’impact vocal est intense et poignant, pour ne pas dire bouleversant. Chacun est conscient d’avoir affaire à une artiste dont l’investissement est total. Héloïse Mas est classée cinquième lauréate de la session et est récompensée par le Prix du Public. Depuis lors, elle a chanté une série de rôles sur scène, notamment dans L’Etoile de Chabrier, Cosi fan tutte de Mozart, Le Roi Carotte d’Offenbach, Faust de Gounod, Rigoletto de Verdi, ainsi que dans Carmen (Mercédès et rôle-titre) et quelques autres. La pandémie n’a pas permis de donner suite au projet d’enregistrer les Rückert-Lieder de Mahler avec le Brussels Philharmonic. Ce n’est, espérons-le, que partie remise… 

Haendel donc, pour ce premier récital particulièrement convaincant, au cours duquel des personnages féminins et masculins sont proposés dans huit airs différents, ainsi que dans la cantate La Lucrezia (O Numi eterni). C’est à un éventail d’émotions, parfois extrêmes, et à une palette sensible que la cantatrice nous convie : elle ne choisit pas la facilité, en s’exposant à l’abandon, à la joie mêlée de doute ou à la colère de la trahison qui conduit à la vengeance. En réalité, Héloïse Mas fait appel à une gamme diversifiée que lui permet sa voix ample, dont la puissance peut être électrique, une voix qui se révèle splendide, fastueuse, raffinée dans l’opulence, avec des timbres frais et ciselés, une capacité d’ornementation où domine toujours le goût, une vibration naturelle et bien maîtrisée. Le choix des airs est audacieux, car il aligne les douleurs, les récriminations et les lamentations successives, de Piacere dans Il Trionfo del Tempo e del Disinganno et de Déjanire dans Hercules, le cœur bafoué d’Alcina et la blessure morale de Dardanus dans Amadigi di Gaula venant s’y ajouter. Ces quatre airs, dont la discographie a déjà connu des versions mémorables, sont servis avec chaleur et engagement, deux caractéristiques fondamentales de cette artiste qui domine son médium avec une éloquente sûreté.  La chaleur, on la ressent dès l’amorce du CD, quand la Poppée d’Agrippina souligne le plaisir merveilleux de l’amour fidèle ; elle est présente tout autant lorsque Héloïse Mas s’exprime dans Ariodante, face à l’imposture perfide de l’amant, ou dans la folie manipulatrice de Médée dans Teseo, la chaleur tendant alors vers l’incandescence. 

La cantate La Lucrezia (O Numi eterni) HWV 145 démontre ce que l’on avait constaté lors du Concours Reine Elisabeth : la capacité d’Héloïse Mas à s’investir totalement dans un contexte tragique, ici celui de la détresse absolue. Dès le récitatif initial, l’appel aux dieux éternels pour châtier l’impie qui a déshonoré l’héroïne est brûlant de souffrance. Plus loin, les autres récitatifs (Ah ! che ancor nell’abisso et A voi padre, consorte) sont tout aussi vibrants et permettent à la cantatrice de dévoiler tout l’engagement vocal et émotionnel dont elle est dépositaire. C’est d’une ferveur qui touche profondément l’auditeur. Ce programme dédié à Haendel bénéficie de la complicité du London Handel Orchestra que dirige Laurence Cummings ; tout ici réside dans la volonté, réussie, de se mettre au diapason de la soliste. Le raffinement et l’élégance mesurée dominent, et l’atmosphère ainsi distillée crée un environnement propice pour la tessiture de cette très belle voix. L’enregistrement a été effectué à Londres du 22 au 25 août 2020. 

Un programme dédié à Haendel ? A 95 %, pourrait-on dire. Le programme du CD annonce dix-sept plages, mais il y en a une dix-huitième qui n’est signalée nulle part, et que l’on ne découvre qu’en fin de parcours. Le cadeau, car c’en est un, est de taille : c’est l’air de Sapho, Ô ma lyre immortelle, qui se calfeutre, avec un effectif adapté, dans l’ombre de Haendel, et qui rappelle à quel point cette « carte de visite », rappel de la soirée du 11 mai 2018 à Bruxelles, fait corps avec Héloïse Mas. Le texte n’est même pas joint, il n’en a pas besoin, comme si l’évidence de cette confidence surajoutée coulait de source. Comment résister d’ailleurs aux paroles d’Emile Augier mises en musique par Gounod, en particulier quand c’est Héloïse Mas qui lance son appel dramatique : Ouvre-toi gouffre amer/Je vais dormir pour toujours dans la mer ? 

Ce premier récital confirme les qualités intrinsèques d’une cantatrice dont la palette vocale recèle de vrais trésors, qui vont s’affirmer au fil du temps. Mais au-delà, c’est une personnalité qui se détermine, comme on pourra le constater dans les quelques séquences disponibles sur You Tube : elles concrétisent l’univers d’«Anachronistic Hearts » dans lequel Héloïse Mas évolue, dans un style « steampunk » assumé, teinté de surnaturel. Trois photographies insérées dans la notice sont pertinentes : l’une montre le visage flouté d’Héloïse Mas derrière un révolver prêt à tirer, ce qui correspond bien à certaines séquences du récital haendelien, qui évoque des personnages de feu. Mais elle pourrait tout autant inciter l’auditeur à ne pas résister à l’envoûtement du programme.  Quitte à le menacer ?  Plutôt en démontrant la détermination de l’interprète. Les deux autres clichés sont complémentaires : le premier illustre la couverture du livret, c’est un portrait volontaire, de profil. On devine la force dans le regard qui semble tourné vers l’avenir. La seconde image, très réussie, est étalée sur deux pages, au milieu du livret : elle montre la cantatrice dans une attitude sensuelle que d’aucuns trouveront lascive, mais dont la radieuse féminité et la beauté plastique nous ramènent, par le costume, à l’anachronisme évoqué en tête d’article. Nous voyons dans ces deux photographies le signe d’un potentiel qui devrait s’épanouir de plus en plus. Et si c’était tout simplement l’offrande d’elle-même qu’Héloïse Mas fait à la musique ? 

Son : 9     Livret : 8    Répertoire : 10    Interprétation : 10

Jean Lacroix

 

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