Fortunio d’André Messager en DVD : un divertissement inspiré et raffiné
André Messager (1853-1929) : Fortunio, comédie lyrique en quatre actes. Cyrille Dubois (Fortunio), Anne-Catherine Gillet (Jacqueline), Franck Leguérinel (Maître André), Jean-Sébastien Bou (Clavaroche), Philippe-Nicolas Martin (Landry) et six autres rôles. Chœur Les Eléments ; Orchestre des Champs-Elysées, direction Louis Langrée. 2019. Livret en anglais et en français. Sous-titres en français, en anglais, en allemand, en japonais et en coréen. 119.00. Un DVD Naxos 2. 110672. Aussi disponible en Blu Ray.
Œuvre admirable, Fortunio continue à éblouir, plus de cent ans après sa création, par sa grâce, son élégance, sa retenue toute française, ses saveurs fruitées et toujours renouvelées, sa science d’orchestration et son impeccable savoir-dire, écrit Christophe Mirambeau dans son ouvrage André Messager. Le passeur de siècle (Arles, Actes Sud/Palazzetto Bru Zane, 2018, p. 342). Le présent DVD, auquel on attribuera les qualificatifs de « parfaite réussite » sur tous les plans, est là pour confirmer le propos de ce spécialiste du théâtre musical de divertissement de la Belle Epoque. Cette première en vidéo est un régal absolu dont on sort ravi et émerveillé, avec la sensation d’avoir vécu un moment privilégié.
Auteur de ballets scintillants (Les deux pigeons, Scaramouche) et d’une série d’œuvres lyriques délicieuses (Monsieur Beaucaire, Madame Chrysanthème, La Basoche, Véronique, Les p’tites Michu), André Messager, originaire de Montluçon, a été l’élève de Fauré et de Saint-Saëns, est devenu un chef d’orchestre renommé (qui se produisit à Bruxelles) et a notamment créé en 1902 le Pelléas et Mélisande de Debussy. Au moment où son Fortunio est donné à l’Opéra-Comique le 5 juin 1907, Messager vient d’être nommé directeur de l’Opéra de Paris. C’est lui qui dirige ce soir-là, et il va connaître un vrai triomphe. Comme l’écrit Agnès Terrier dans la notice, sa baguette lui a gagné la liberté de produire ce qui lui plaît : un art comique dont la légèreté, si elle s’oppose à la lourdeur, est compatible avec la délicatesse, voire la profondeur.
Le sujet, dont le livret a été confié à Gaston Armand de Caillavet et à Robert de Flers, s’inspire d’une pièce de théâtre en trois actes d’Alfred de Musset publiée dans la Revue des Deux-Mondes en 1835, Le Chandelier, et créée en deux fois, en 1848 puis en 1850, avec La chanson de Fortunio écrite par Jacques Offenbach pour la troisième scène du deuxième acte. Un chandelier ? Cette expression ne désigne pas ici la personne qui fabrique et vend des chandelles, mais un personnage qui joue un rôle bien particulier dans le contexte suivant : une femme infidèle se fait aimer par un jeune homme qu’elle fait semblant d’aimer à son tour. C’est sur lui que les soupçons du mari vont dès lors se porter, permettant aux vrais amants de jouir de leur liberté. Cette intrigue, en soi cruelle, est le sujet de Fortunio.
Dans une ville de garnison, Jacqueline, l’épouse du notaire, devient la maîtresse du capitaine Clavaroche. Fortunio, qui arrive de la campagne, est ébloui par la jeune femme et, pour cette raison, accepte de devenir clerc dans le bureau de Maître André où travaille déjà son cousin Landry. En pleine nuit, dénoncé par un autre clerc, le couple Clavaroche/Jacqueline est presque pris sur le fait ; le militaire doit se réfugier dans une armoire. C’est alors que naît chez lui l’idée du « chandelier », rôle que Fortunio, dévoué à Jacqueline corps et âme, accepte. Mais le jeune homme est vraiment amoureux et il l’avoue à Jacqueline par le biais d’une chanson. Abusé par Clavaroche qui est jaloux à son tour, le notaire tombe dans le panneau, croit qu’on se moque de lui et projette de faire rouer de coups Fortunio. Désespéré, celui-ci est prêt à accepter son sort, mais Jacqueline, dont le cœur a été touché par ce véritable amour qui lui est révélé, le cache. Tout va rentrer dans l’ordre : le mari et l’amant, venu à la rescousse, ne trouvent rien et s’en vont, dépités. Fortunio peut avoir Jacqueline pour lui tout seul.
Délicieusement ciselé, le texte est à l’image de cette comédie qui aurait pu tourner au drame : c’est une œuvre légère, qui témoigne d’un art raffiné du divertissement. Elle est enlevée avec beaucoup de vie grâce à une mise en scène brillante de Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie-Française, qui s’est octroyé un petit rôle. L’action est menée avec verve et vivacité dans un contexte qui met en valeur aussi bien les paroles que la musique. Les décors d’Eric Ruf sont sobrement classiques et ravissent l’œil, qu’il s’agisse de la place de l’église du premier acte ou de la chambre de Jacqueline, où un astucieux dispositif rappelle avec opportunité le théâtre de boulevard, avec une vaste armoire au tiroir bien utile pour dissimuler Clavaroche. Les costumes de Christian Lacroix ne sont pas pour rien dans la réussite du spectacle, ils sont prestigieux, et les lumières de Stéphanie Daniel les font apprécier. Quant aux prises de vue de François Roussillon, exemplaires, elles donnent une magnifique image esthétique globale.
Le plateau vocal est idéal. Cyrille Dubois est un Fortunio qui possède tous les atouts du rôle : il est émouvant, déchirant dans sa résignation, et même bouleversant. On participe à sa souffrance d’amoureux et à son désespoir, à tel point que l’on est vraiment heureux pour lui lorsque Jacqueline répond enfin à sa flamme. Sa voix de ténor est aussi efficace dans les aigus les plus lumineux que dans les moments de douceur et de tendresse. Il bénéficie par ailleurs d’une diction impeccable. Son air de l’acte III « Une angoisse exquise et mortelle » est un sommet de sensibilité. Anne-Catherine Gillet, qui réussit décidément chaque personnage qu’elle incarne, est une Jacqueline qui dose sa part de séduction avec une capacité de sentiments délicats, portés par un timbre radieux. Elle fait évoluer son personnage avec une grande habileté, associant sa belle voix à une gestuelle qui correspond à sa prise de conscience de l’amour. Le capitaine Clavaroche, c’est Jean-Sébastien Bou. Canaille à souhait, il sait adopter les nuances que réclame ce rôle de bravache matamoresque. Franck Leguérinel, parfait dans la caricature du mari trompé un peu stupide, est le notaire, Maître André, qui arrive parfois à attendrir dans sa naïve infortune récurrente. Le reste de la distribution est digne de tous les éloges, en particulier Philippe-Nicolas Martin en spirituel Landry.
On sent que derrière tout cela, il y a un jeu scénique bien construit qui porte ses fruits parce qu’il a été minutieusement mis en place ; tout le mérite en revient à Denis Podalydès qui a réussi à galvaniser ses troupes pour donner au rendu théâtral une vraie dimension, en intime partage avec la musique. Certains moments sont irrésistibles : par exemple à l’acte I, lorsque le trio Jacqueline/Maître André/Clavaroche use de savoureux jeux de mots autour du patronyme de ce dernier, ou à l’acte II, quand les clercs de notaire viennent présenter à la queue-leu-leu leurs vœux d’anniversaire à Jacqueline : l’effet comique est garanti. Mais l’essentiel se situe au niveau du cœur et de l’émotion intense qui se développe sous nos yeux.
Galvanisés, le chœur Les Eléments et l’Orchestre des Champs-Elysées le sont tout autant. Louis Langrée emmène tout ce beau monde dans un tourbillon orchestral effervescent, au point de risquer à l’une ou l’autre occasion de couvrir les voix. Mais le chef arrive à nuancer les contrastes, corrige les petits excès, rend l’instrumentation délicieuse et permet à la flûte ou à la harpe de dessiner des finesses instrumentales que l’on savoure. Les maîtres mots du spectacle, une reprise de 2009, sont vivacité, raffinement et élégance. Cela fonctionne à plein régime dans un univers des plus divertissants. Voilà un bijou musical de grande valeur à ne rater sous aucun prétexte ! On en sort tout à fait conquis.
Note globale : 10
Jean Lacroix