Fractionated, une preuve de concept
Fractionated. Claude Ledoux (1960-) ; Eliott Delafosse (1994-) ; Thomas Foguenne (1980-) ; André Ristic (1972-) ; Adrien Tsilogiannis (1982-) ; Benoît Mernier (1964-). Ensemble Fractales. 57’09" – 2023 – Livret : français. Soond. SND23018.
Fractionated répond à un double anniversaire : noces d’étain pour l’Ensemble Fractales et de porcelaine pour le Forum de la Création Musicale -et si la longévité du premier fait la moitié de celle du second, le pari fait par un noyau de cinq musiciens non dirigés de se consacrer (principalement) à la création d’œuvres de compositeurs émergents (plus de 100 créations en 10 ans) se décalque presque de la mission de promotion du Forum.
C’est la génération établie qui ouvre et ferme ce disque joliment emballé dans un triptyque cartonné aux images minérales, sombres jusqu’à l’abstrait : avec Un ciel fait d’herbes II, Claude Ledoux, dans une deuxième version de sa partition, créée le 30 juin 1990 au Festival d'Olne lors de la soirée d’hommage à Jean-Louis Robert (pédagogue et responsable de l’atelier de langage musical du Centre de Recherches Musicales de Wallonie – aujourd’hui Centre Henri Pousseur), partage sa vision d’un texte (celui qui donne son titre à la pièce, poème de Marc Imbrechts, dont des passages sont chuchotés pendant le crescendo de la clarinette) dans une musique qui parfois secoue (l’entame, Con tutta la forza) et toujours séduit, aussi dans ses distorsions (les pressions d’archet noisy, les sons multiphoniques de la clarinette), autre application de la notion de traverses musicales, chère au compositeur, qui puise son inspiration dans la différence. Benoît Mernier, lui, conclut l’album avec un sujet grave : quand il écrit Malgré la nuit seule (un titre pris à Arthur Rimbaud) en 2022, la Russie met en action ses visées expansionnistes sur le voisin qui s’occidentalise, et Mernier traduit l’aversion à la guerre et l’empathie envers ceux qui en souffrent par un hommage pointilliste et poignant, qui emprunte aux chants traditionnels ukrainiens (dont Marichka – aujourd’hui aussi le surnom d’un drone kamikaze sous-marin développé pour contrer l’envahisseur).
Un autre propos politique guide Black fog, yellow ribbons de Thomas Foguenne, compositeur renommé à Taiwan (il vit là et en Belgique) pour ses musiques à l’image et professeur à Arts2 à Mons : au travers d’une musique tout en bruissements, chuintements et clameurs étouffées, il parle, dans ce premier tableau du cycle After the Quake, des rassemblements et cortèges de protestations à Hong Kong en 2019 et 2020, année de l’adoption de la loi relative à la sécurité nationale, qui utilise le flou entourant la notion d’atteinte à la sécurité nationale pour maintenir toute velléité dissidente dans la marge (bruissant, chuintant, mais étouffée) de la prudence et de l’auto-censure. C’est à un témoignage plus personnalisé qu’Adrien Tsilogiannis se livre avec sa composition au titre explicite (Hommage à Adrian Willaert) : à partir du madrigal Aspro core et selvaggio, et cruda voglia (1559) du compositeur flamand de la Renaissance, celui qui est attentif à se détacher des référencements compartimentés, et préfère la synthèse à la mise en opposition des courants esthétiques, déroule sans entracte deux parties, la première, presqu’intime, racontant l’émotion de l’un à la découverte de l’autre ; la seconde, comme le résultat d’un apprentissage vicariant, constituant le cœur, respectueux et réapproprié, de l’hommage.
J’aime beaucoup la sauvagerie délinquante et schizophrénique de la pièce au titre binaire (1010011010) d’Eliott Delafosse, musicien français basé à Bruxelles, qui mange indifféremment aux râteliers acoustique et électronique : un premier mouvement primitif, centré sur le bruit, exutoire-défouloir sauvage, suivi d’une partie à la barbarie déguisée, un phishing musical qui feint la familiarité pour mieux piéger l’auditeur dans une étrangeté sonore -comme un Shining qui se donnerait des airs méditatifs. Aussi étonnant est Fractales pour fractales, à la dédicace explicite et autoréférencée (la pièce sort, en 2017, de la première résidence de composition -BE Connect- initiée par l’Ensemble Fractales), où André Ristic cultive, avec une hargne réjouie, la rugosité alambiquée d’une pièce / reconstruction algorithmée (les mathématiques sont le cursus premier de ce compositeur québécois établi à Bruxelles, fana du son et de ses représentations formalisées), au long d’une répétition d’un court schéma de six notes où un diable malicieux élimine, aile après aile, tout ange soucieux d’une quelconque moralité musicale.
Avec Sur le fil et Polaroïds, Fractionated construit une preuve de concept : en sciences, c’est la réalisation à échelle réduite d'une certaine méthode ou idée pour en confirmer la faisabilité ; en musique, c’est la démonstration, audible et déployée dans sa variété esthétique, que la création vaut la peine d’être stimulée.
Son : 8 – Livret : 8 – Répertoire : 9 – Interprétation : 8
Bernard Vincken