Georg Nigl, Keren Motseri et Franck Ollu broient du rouge dans Passion de Dusapin
Pascal Dusapin (né en 1955) : Passion. Ensemble Modern, Vocalconsort Berlin, dir. Franck Ollu ; Keren Motseri, soprano ; Georg Nigl : baryton. 2020. 74'14". Notes en allemand et anglais. Textes chantés en italien, traduits en allemand et anglais. Ensemble Modern Medien EMCD-047.
Depuis l’Orfeo de Monteverdi jusqu’à Penthésilée de Dusapin, en passant par Didon et Enée, Norma, Manon L’Escaut, Roméo et Juliette, l’histoire de l’opéra regorge d’idylles contrariées, de désirs inassouvis, d’amours impossibles, gangrénées par la jalousie ou l’insatiabilité de l’un des amants, étouffées par la guerre, les rivalités familiales ou, tout simplement, l’incompatibilité des sentiments. Dans Passion, Dusapin donne un coup de projecteur sur les avatars des relations amoureuses, mettant le doigt sur les remous qu’elles ne manquent jamais d’entraîner dans leur sillage -ces éclipses de la raison, ces atermoiements ou ces espoirs déçus qui souvent échauffent, et parfois frigorifient au contraire, l’âme, le cœur et le corps humains.
C’est en 2005 que Stéphane Lissner, alors directeur du Festival d’Aix-en-Provence, propose à Pascal Dusapin de composer un opéra pour l’édition 2008 du Festival, dont la source d’inspiration principale serait les trois grands opéras de Claudio Monteverdi : l’Orfeo, l’Incoronazione di Poppea et Il Ritorno d’Ulisse in patria. Depuis plusieurs années, Dusapin cherchait à accoucher d’une œuvre dont le sujet s’articulerait autour des affects en musique et de l’expression de l’âme. J’avais déjà rassemblé une collection de documents épars qui me conduisait du Traité des passions de Descartes à l’expression de la douleur chez la femme dans l’histoire de la photographie contemporaine … Je mélangeais tout : affect, sentiment, émotion chez Spinoza, les réalités sensibles de Platon, les Expressions des passions de l’âme illustrées par Charles Lebrun, la Physiognomonie de Johann G. Lavater, l’Art de la Pantomime de Charles Aubert, la tête de la Méduse du Caravage, la Madone, et les images de femmes hurlantes, en pleurs, qui s’affichent sur les pages des journaux du monde entier. À l’époque, déjà, cette question des affects se retrouvait en filigrane dans les œuvres de Dusapin, depuis La Melancholia (1991) jusqu’à l’épouvante de l’Ange dans Faustus, The Last Night (2005), en passant par les postures de femmes chantantes dans To Be Sung (1993), la plainte dans Granum Sinapis (1997) et le cri de douleur de la fille d’Alloro dans Perelà (2001).
Monteverdi, lui aussi, a inscrit l’expression des passions au centre de son œuvre. Dusapin, qui connaît cette dernière comme sa poche, le sait bien. Après quelques jours de réflexion, séduit par la proposition de Lissner, il se décide à revisiter la thématique de l’Orfeo, à retisser un lien entre toutes les expressions des passions exprimées pour refondre en un seul trait un nouveau texte qui reprendrait le mythe d’Orphée, presque à l’envers pour ainsi dire. Son projet, ainsi redéfini, tenait dans les quelques lignes écrites par Monteverdi pour la préface de la partition de Tancrède et Clorinde : "J’ai trouvé des passions opposées à mettre en musique, la guerre, la prière et même la mort…". Ce n’était rien mais c’était presque tout.
Le mythe d’Orphée et Eurydice, tel que l’illustra Monteverdi, est connu : Eurydice, dont est épris Orphée, est mortellement mordue au pied par un serpent. Orphée, au comble du désespoir, décide d’aller la chercher aux Enfers. Amant fidèle, Orphée se trouve également être un musicien hors pair : à l’aide de sa lyre, il séduit Hadès, qui se résigne à lui rendre sa bien-aimée à condition qu’elle le suive sans qu’il se retourne jusqu’à ce que le couple ait rejoint la lumière du jour. Eurydice le suit, guidée par sa musique. Mais lui se retourne… et perd à jamais sa dulcinée. Eurydice définitivement dérobée à son regard, il ne reste plus à Orphée que l’amour, le souvenir, la convoitise de ce qui n’est plus. Il n’en faut pas davantage pour pourfendre un cœur, aussi vaillant soit-il. Il ne reste plus à l’amant déçu qu’à épancher sa douleur dans son chant. La mort d’Eurydice, souligne Dusapin, devient l’absence et le désir par lesquels Orphée peut chanter. L’effacement est la condition de la création…
Dans cette version -la plus répandue- du mythe, c’est Orphée qui désobéit, mais c’est l’innocente sur laquelle il a jeté son dévolu qui expie sa faute. Profonde injustice aux yeux du compositeur, qui regrette que la légende, ainsi rapportée, donne de l’homme et de la femme une image somme toute peu flatteuse : lui soumet Eurydice à ses désirs, quitte à lui faire payer sa propre faute (que son subconscient lui fait sans doute commettre volontairement pour lui permettre d’accomplir son destin de créateur) ; elle, docile jusqu’à l’aveuglement, pose ses pas dans les siens sans rechigner devant les espoirs qu’il lui fait miroiter. Cruelle inégalité des sexes que notre époque ne saurait approuver…
Heureusement, Dusapin découvre dans Les Métamorphoses d’Ovide une version différente du mythe : Orphée y fait le vœu de rester aux Enfers avec sa promise au cas où son désir ne serait pas exaucé. Par amour, il accepte de se laisser engloutir à jamais avec elle. De quoi orienter le récit vers une fin plus noble !
Dès lors, l’Orfeo de Dusapin prend une autre tournure : et si Eurydice savait ? Et si tout à coup elle décidait de ne pas revenir au soleil ? Et si elle ne voulait pas céder à l’homme ce qu’il attend ? Orphée sait-il qu’il a besoin de ce drame pour chanter ? Orphée sait-il qu’il souhaite la disparition d’Eurydice, et que ce n’est pas pour rien qu’il se retourne ? Et si Orphée et Eurydice n’étaient qu’une allégorie du couple ? Pourquoi ne pas rebaptiser les protagonistes du drame en leur ouvrant la voie à l’universalité : Orphée sera « Lui », Eurydice sera « Lei » (« Elle » en italien). Lui descend chercher Lei, mais Lei ne veut pas remonter. Elle croit savoir ce qu’il cherche. Alors, elle semble poser quelques conditions, Lui devra bien la suivre. Et il a bien du mal à comprendre ce qu’elle veut, parce qu’il est un homme envahi par lui-même et l’amour. Ou tout du moins par l’idée qu’il s’en fait. Alors, bien sûr, elle l’aime. Et il l’aime. Bien sûr, tout "ça", ça marche. Ce qui marche moins bien, c’est le sens dans lequel tout "ça", ça va. Elle s’en retourne toujours un peu plus bas. Immanquablement, le trouble s’installe dans son cœur à Lui. Elle aussi ressent la peur, car tout est sombre dans ces bas-fonds. Elle l’attire vers le bas parce qu’elle ne veut plus remonter et Lui au fond, amoureux et vaillant, la suit ! À chaque fois, elle l’aime un peu plus, elle l’emporte vers lui.
Dans Passion, résume Dusapin, Lei et Lui sont animés par un perpétuel transport d’une passion à l’autre. Les passions s’apposent, s’opposent et se divisent en de multiples chemins traversés par la peur, la joie, la douleur, l’effroi, le désir, le ravissement, la peine, l’amour, la colère. Mais Lei refusera de remonter vers le soleil parce qu’elle connaît la fin de cette histoire-là. Et dans cette histoire-là, lui non plus ne remontera pas.
Éternel enthousiaste, Dusapin se met rapidement à la tâche. Assisté de Rita de Letteriis, il conçoit un livret qui exploite, assimile et enchevêtre ces affects. Les dialogues, énigmatiques, traduisent la fébrilité, les doutes, les atermoiements et les non-dits des deux héros face au destin qui les unit et au sort qui les attend.
En 2008, l’opéra est fin prêt.
Sur le plan musical, l’hommage à Monteverdi se devine sous le voile. Passion n’est pas à Dusapin ce que Pulcinella est à Stravinsky : un pastiche néobaroque. Attendre du compositeur français qu’il remise au placard sa personnalité le temps d’un opéra serait bien mal le connaître. Passion est une œuvre résolument moderne. Dusapin n’évoque Monteverdi que par touches discrètes, à la manière d’un peintre impressionniste. La référence à l’Orfeo est évidente ; le Crémonais n’est, certes, pas le seul à avoir mis en musique le mythe d’Orfée et Eurydice, mais le libretto en italien de Passion fait indirectement écho à l’œuvre du célèbre madrigaliste. Sans doute la présence d’un clavecin et d’un oud dans la formation instrumentale convoquée par Dusapin, ainsi que le recours -parcimonieux, pour ne pas verser dans la parodie- à la technique vocale du quilisma (répétition rapide d’une même note par une voix soliste) sont-ils d’autres clins d’œil à l’adresse de Monteverdi.
Mais c’est à un autre niveau que se situent les allusions les plus manifestes au langage du vieux maître : la recherche d’un équilibre idéal entre texte et musique. Cette synthèse entre les deux clés de l’œuvre, souligne Dusapin, crée l’espace d’une autre langue. Celle-ci se régénère sans discontinuer en passant de la parole exprimée par l’acteur au son musical façonné par le chanteur, sans que jamais ne puisse se révéler possible une distinction entre les deux. Cette symbiose stupéfiante, qui fait l’un des attraits de Passion autant que des opéras de Monteverdi, Dusapin l’obtient en ayant recours à un ensemble instrumental restreint (18 musiciens, qui ne sont presque jamais mis à contribution en même temps, et pas l’ombre d’une percussion !) et à une « chœur » qui l’est davantage encore (un sextuor), conjugué à une attention particulière portée à la clarté et à l’ordonnance du discours. À cet appareil placé sous le signe du dénuement, le compositeur ajoute -comme souvent dans ses opéras- un dispositif électronique, qui n’intervient brièvement que vers la moitié de l’œuvre. L’extrême précision et l’économie des gestes musicaux est une constante dans la musique de cet ancien élève de Xenakis.
Si la palette des affects qui émaillent Passion est assez sombre de bout en bout (la joie dont fait état le compositeur demeurant enfouie sous la surface), ce n’est pas tant parce que le drame se joue dans les Enfers qu’en raison du fait que le sujet même de l’opéra fait directement référence à la souffrance. En ce sens, passion est ici à entendre dans les deux sens du terme : au sens premier, inextricablement lié à l’amour, autant qu’au sens « pascal » (prénom du compositeur, souriront certains), qui lui est d’ailleurs parfois consubstantiel. Or, comme il nous le confiait il y a quelque temps, quand la douleur devient maximale, Dusapin a tendance à affaisser les moyens. Celui-ci nous le rappelle pour autant que de besoin : la passion comme la souffrance est un mouvement de l’âme qui échappe à toute volonté. Aussi masochiste puisse-t-il paraître au premier égard, le plaisir que procure l’écoute de ce « de profundis » (ou « ad profundis » ?) n’en est pas moins enivrant. La musique de Dusapin ne s’inscrit-elle pas, finalement, dans ce que Ravel appelait affectueusement le « sensualisme français » ?
Quiconque a assisté à la production de Passion mise sur pied par la Monnaie en 2012 (à revoir sur YouTube) conserve à coup sûr en mémoire l’extraordinaire chorégraphie de Sasha Waltz, d’une beauté crépusculaire et d’une extrême sensualité. Les voix et les corps de Lui et de Lei, campés par Georg Nigl et Barbara Hannigan, se mêlaient jusqu’à se confondre dans une volupté teintée de doutes, s’étreignaient dans l’expression d’un même désir et se refoulaient dans les ornières de leurs questionnements. De cet amour qui aspire, jusqu’à la déraison, à l’épanouissement et à la quiétude, Nigl et Hannigan, combinant leurs immenses talents de chanteurs, acteurs… et danseurs (!), avaient su dresser un portrait en rouge et noir de leur union, d’une terrifiante sobriété. C’est dire combien nous attentions qu’ils nous fassent revivre au disque la même émotion. L’absence, dans l’enregistrement que voici, de Barbara Hannigan ne manquera pas d’attrister ses nombreux fans, dont nous sommes. Qu’ils se rassurent : Keren Motseri, d’une justesse de ton et d’une efficacité redoutables, parvient à nous la faire oublier le temps d’une heure et quart. La soprano israélienne, parfaitement à l’aise techniquement, fait vibrer la corde sensible avec la même sincérité que celle que nous l’avons vue exprimer précédemment dans l’Eurydice de Monteverdi ou dans La Melancholia du même Dusapin. Georg Nigl, pour sa part, demeure égal à lui-même : l’un des chanteurs les plus expressifs, les plus investis et les plus convaincants -en un mot : les plus talentueux- de sa génération. Captée les 7 et 8 février 2016 à Francfort-sur-le-Main, cette exécution passionnante vaut son pesant d’or, non seulement du fait de la qualité des interprètes (instrumentistes compris), mais également en raison de la limpidité de la trame musicale, à laquelle Franck Ollu accorde toujours une attention primordiale.
La jolie finition du livret qui accompagne le disque mérite également d’être soulignée. Celui-ci contient notamment un long texte de Dusapin explicitant la genèse de l’œuvre, qui n’a malheureusement pas été reproduit dans la langue de Molière. Les plus curieux en retrouveront cependant la version originale en français dans Une musique en train de se faire, ouvrage du compositeur né de ses enseignements au Collège de France à la chaire de création artistique en 2007, paru aux Éditions du Seuil en 2009. Les citations qui précèdent sont issues de ce livre.
Son : 10 - Livret : 8 – Répertoire : 9 - Interprétation : 10
Olivier Vrins