Halina Czerny-Stefanska et l’amour de Chopin

par

Frédéric CHOPIN (1810-1849) : Andante spianato et Grande Polonaise Op 22 (deux versions, pour piano seul, et avec orchestre) ; Polonaises op. 26 n° 1 et n° 2 ; Polonaise op. 40 n° 1 « Militaire » et n° 2 ; Polonaise op. 44 ; Polonaise op. 53 « Héroïque » ; Polonaises op. 71 n° 1 et n° 2. Mazurkas n° 2 op. 6 n° 2, n° 13 op. 17 n° 4, n° 23 op. 33 n° 2, n° 41 op. 63 n° 3, n° 47 op. 67 n° 4 et n° 49 op. 68, n° 2. Préludes op. 28. Valse op. 18 « Grande Valse brillante ». Fantaisie Impromptu op. 66. Ballades n° 1 op. 23 et n° 4 op. 52. Nocturne op. 48 n° 1. Concerto pour piano et orchestre n° 1 op. 11 (deux versions). Halina Czerny-Stefanska, piano. Orchestre Philharmonique tchèque, direction Vaclav Smetacek ; Orchestre National de la Philharmonie de Varsovie, direction : Witold Rowicki. 2020. Livret en allemand et en anglais. 254.15. Un coffret Profil Hänssler PH20017 de 4 CD.

Coup de théâtre discographique en mars 1981 : la version du Concerto pour piano n° 1 de Chopin, attribuée depuis quinze ans à Dinu Lipatti sous la direction supposée d’Ernest Ansermet, datée de mai 1948 et éditée en Allemagne, en Angleterre et aux Etats-Unis, pays dans lesquels elle est vénérée, est dénoncée par un mélomane attentif qui la reconnaît formellement comme un enregistrement effectué par Halina Czerny-Stefanska du 24 au 26 août 1955 à Prague, avec la Philharmonie tchèque sous la direction de Vaclav Smetacek. Ce que confirment bientôt les spécialistes. Le disque de Lipatti est aussitôt débaptisé, mais justice n’est pas pour autant rendue à la véritable interprète : une réédition a lieu, avec la mention « L’événement discophilique – enregistrement attribué par erreur à Dinu Lipatti », la notice explicative et le numéro ne sont pas modifiés (Grigore Bargauanu et Dragos Tanasescu : Dinu Lipatti, Lausanne, Payot, 1991, p. 249). Il faut reconnaître qu’il y a de quoi s’y tromper : le piano est souverain, d’un naturel et d’une poésie d’un niveau supérieur, la liberté de ton est absolue, l’élan noble, la vitalité ardente et les frémissements lyriques permanents. Bientôt, « l’incident » est oublié. Une autre version de Lipatti est rapidement trouvée, publiée par EMI, mais dans un son médiocre, avec Otto Ackermann à la tête du Tonhalle de Zurich, et aussitôt portée aux nues. Quant à la version de Halina Czerny-Stefanska, si admirée pendant quinze ans comme étant de Lipatti, elle va disparaître des premières références du concerto, ses qualités ne sont pas transférées à la virtuose polonaise qui n’est pourtant pas n’importe qui ! Qu’on en juge…

Née à Cracovie en 1922, Halina Czerny est issue d’une famille de musiciens. Son nom est célèbre : son père, qui est aussi son premier professeur, est un descendant direct de Carl Czerny, un élève de Beethoven. La jeune Halina débute à Paris à l’âge de onze ans, obtient une bourse d’études qui lui permet de suivre quelques cours avec Alfred Cortot, avant de poursuivre sa formation à Varsovie auprès de Josef Turczynski, qui a été l’élève de Busoni et sera aussi le professeur de Witold Malcuzynski ou Myeczyslaw Weinberg, puis à Cracovie avec Zbigniew Drzewiecki, qui comptera parmi ses élèves Adam Harasiewicz et Felicija Blumental. En 1949, Halina remporte, ex-aequo avec la Russe Bella Davidovich (naturalisée américaine en 1984), le Concours International Chopin organisé pour la première fois depuis la seconde Guerre Mondiale. Elle est la première Polonaise à s’y imposer depuis sa création en 1927. Sa carrière internationale est lancée : elle va se produire à l’Est et à l’Ouest, jusqu’aux USA, mais aussi en Chine et au Japon où elle sera et est encore adulée (ses disques y sont régulièrement réédités). Elle participe à de nombreux jurys internationaux : Concours Long-Thibaud à Paris, Concours Tchaïkowski à Moscou, Concours Artur Rubinstein à Tel Aviv, Concours Liszt-Bartok à Budapest, et à plusieurs reprises, Concours Chopin à Varsovie. Elle enseigne aux Académies de Varsovie et de Cracovie et donne de fréquentes masterclasses. Elle se produit aussi en duo avec son mari, Ludwig Stefanski (1917-1982), adoptant dès lors le nom de Czerny-Stefanska, puis avec sa fille, Elzbieta Stefanska-Lukowicz, qui signera notamment une intégrale des sonates de Mozart. Halina Czerny-Stefanska enregistre pour maints labels : Deutsche Grammophon, Decca, His Masters’ Voice, Supraphon, Decca, Telefunken, RCA ou RCA-Japan. Elle participe à la fameuse intégrale Chopin de 1960 qui ne réunit, sous l’égide de l’Etat, que des artistes polonais ; elle y signe des versions de référence. En 1983, elle enregistre pour Erato les Mélodies de Chopin avec la soprano Teresa Zylis-Gara, incontestable tête de discographie pour ces œuvres, réédition sur CD en 1999. Elle décède à Cracovie en 2001. Même si elle a joué Mozart, Beethoven ou Grieg, son répertoire est essentiellement dévolu aux compositeurs polonais (Paderewski, Szymanowski, Zarebski) et tout particulièrement à Chopin. Le présent coffret de 4 CD fait non seulement œuvre utile, mais il ressuscite de façon exemplaire une des interprètes les plus emblématiques du compositeur des Polonaises, en même temps qu’il lui rend une justice tardive. Le titre, In love with Chopin, est plus qu’adapté : c’est une évidence. Car les retrouvailles sont une fête !

Le fameux Concerto pour piano n° 1 avec Smetacek, évoqué plus haut, est bien présent, sur le CD n° 3, et on le (re)découvre avec émerveillement. A chaque audition, on est de plus en plus convaincu que cette version majeure doit figurer parmi les premières places de la discographie, non seulement pour le jeu inspiré de Halina Czerny-Stefanska, mais aussi pour la prestation orchestrale de Smetacek à la tête d’une Philharmonie tchèque des grands jours, qui brille de mille feux. Supraphon l’avait publiée en 1955, et Ariola-Eurodisc a fait de même au moment de la découverte de « l’erreur » en 1981 ; une réédition en CD chez Supraphon a suivi en 2002. La présence de cette version magnifique dans ce coffret-hommage est mille fois indispensable. Sauf erreur, Czerny-Stefanska n’a par contre jamais enregistré le Concerto n° 2 ; elle ne l’aurait pas joué en public non plus, n’ayant de façon surprenante aucun attrait pour la partition. A la place, le coffret propose une autre version du Concerto n° 1, datée de 1959 ou 1960, avec la Philharmonie de Varsovie dirigée par Witold Rowicki. Les différences de tempo sont dérisoires, l’esprit est le même qu’avec Smetacek mais la tension y est un peu moins perceptible. Vétilles, sans doute, car le lyrisme est là, la sensibilité n’a pas diminué, la dynamique est convaincante, mais s’il fallait instaurer une hiérarchie (est-ce nécessaire à ce niveau ?), on pencherait pour l’enregistrement de 1955 en raison de sa fluidité -c’est bien pourquoi on l’a confondu avec Lipatti ! Mais la deuxième version est aussi la bienvenue. D’autant plus que, venant du même concert, on peut savourer un Andante spianato et grande Polonaise opus 22, plein de panache et de souffle, et qui va droit au but.

Le reste du coffret est consacré à des pièces en solo. Cela commence par une autre gravure de l’opus 22, elle aussi engagée, provenant de la Radio de Stuttgart en 1960. Le CD n° 1 du coffret offre encore un bel éventail de Polonaises. Elles sont enlevées par Halina Czerny-Stefanska dans une vaste conception dramatique qui s’accompagne d’une hauteur de vue essentielle et d’une noble approche stylistique, en particulier dans la Militaire qui exulte. On trouve une Héroïque de 1956, dont l’esprit ludique et martial est irréprochable. Six Mazurkas précèdent les Préludes de l’opus 28 sur le CD n° 2. Elles datent de l’année où la pianiste remporte le Concours Chopin. Que de charme, de finesse, de grâce et de rêve en quelques minutes, avant ces Préludes à l’élégance subtile, aux couleurs variées et contrastées, avec un toucher qui paraît parfois si dépouillé qu’il en devient chant. Très belle version, qui se prolonge dans celles du CD n° 3, où la Grande valse brillante porte bien son nom. La Fantaisie-Impromptu op. 66 donne accès au plus près du cœur de Chopin, alors que les Ballades n° 1 et n° 4 sont traversées par la passion et l’engagement. Un délicat Nocturne, l’opus 48 n° 1, vient s’y ajouter avec souplesse (prises de son de 1955 à 1959).

Ce coffret est un véritable trésor qui remet Halina Czerny-Stefanska à la place qui est la sienne, celle d’une des interprètes les plus aptes à traduire l’univers de Chopin. Un superbe retour à ne pas manquer, d’autant plus que la restitution sonore de ces enregistrements des grandes années d’une virtuose de haut niveau a été effectuée avec soin, même si l’on est conscient que cela n’atteint pas les exigences techniques d’aujourd’hui. Mais cela pèse-t-il d’un poids quelconque face à de si précieux témoignages ?

Son : 8  Livret : 7  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix 

 

      

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