Barbara Hannigan, cheffe d’orchestre pour The Rake’s Progress de Stravinsky

par

Igor STRAVINSKY : The Rake’s Progress, opéra en trois actes. Wiliam Morgan, Aphrodite Patoulidou, John Taylor Ward, Kate Howden, Erik Rosenius, Ziad Nehme. Ensemble vocal du Symphonique de Göteborg. Orchestre Symphonique de Göteborg, direction Barbara Hannigan. Taking Risks, un documentaire de Maria Stodtmeier. 2020. Livret en anglais en allemand et en français. Pas de texte de l’opéra. 149.50 (opéra) ; 58.13 (documentaire). Accentus ACC20420 (2 DVD).

Fascinante Barbara Hannigan ! Dans le documentaire Taking Risks -qu’il faut aborder avant la vision de l’opéra de Stravinsky-, elle explique qu’elle a interprété sur scène de très nombreux rôles et a défendu des partitions de près de quatre-vingts compositeurs de notre temps. Elle estime qu’au niveau du chant, elle peut encore se produire pendant une dizaine d’années (elle a eu 49 ans le 8 mai dernier), mais elle s’est lancé récemment un autre défi, celui de devenir cheffe d’orchestre. Dans ce domaine, elle a débuté tout naturellement avec l’opéra de Stravinsky, The Rake’s Progress, dont elle a endossé, dès ses 23 ans, le rôle d’Anne Truelove, avant de le jouer à plusieurs reprises, un rôle qui est « dans son sang », dit-elle. Le film de Maria Stodtmeier, dont l’équipe a suivi Barbara Hannigan tout au long des vingt-deux mois qui ont abouti à la première en décembre 2018 à Göteborg, décrit, avec force interviews, le processus entier de ce projet. Ce qui nous vaut une passionnante approche du programme de mentorat initié par la cantatrice/cheffe, appelé « Equilibrium », nom qui apparaît sur la pochette de couverture, juste en-dessous de celui de Barbara Hannigan. Une fois la décision prise de se lancer dans la direction d’orchestre, avec les doutes et les interrogations préalables que cela entraîne, une fois fait le choix d’une partition, plus que familière à la cantatrice mais d’une durée qui est aussi un défi pour une première expérience de direction, Barbara Hannigan s’est lancée dans le choix des interprètes vocaux. 

Sa première idée de s’entourer de collègues habituels et bien rodés vite abandonnée, elle a opté pour une équipe de jeunes professionnels qu’elle ne connaissait pas. Ce qui a signifié de très longues sessions de castings : il a fallu faire un choix entre 350 candidats qui lui avaient envoyé des vidéos, des lettres et des curriculums vitae. 125 d’entre eux ont été retenus et ont fait l’objet d’auditions à Paris, Zurich, Londres et Stockholm. Le film montre Barbara Hannigan au cours de plusieurs de ces séances avec piano et l’on voit défiler une série de candidats. Ce qui frappe à chaque fois, c’est l’extraordinaire capacité d’écoute de cette grande artiste, son empathie, son accueil chaleureux, son émerveillement de découvrir de jeunes talents et le respect qu’elle leur prodigue, son investissement, mais aussi l’émotion qu’elle ne cache pas, au point de la faire pleurer au moment où, épuisée par le travail accompli, il lui faut trancher, faire le pas de la décision ultime. Ce qui signifie l’élimination, douloureuse, de certains candidats, mais aussi le bonheur de l’annonce aux heureux sélectionnés. 

Ce documentaire, que l’on dévore tellement il passe vite, est dominé bien sûr par la personnalité charismatique et rayonnante de Barbara Hannigan, dont on sent l’envie généreuse de mettre ses compétences à la disposition des autres pour les aider dans leur parcours. Dans les entretiens filmés entre les différents castings, elle évoque avec sincérité et simplicité sa vie d’artiste, entre solitude, fatigue, volume de travail, étude des partitions, voyages, stress, anxiété, nervosité, et nécessité d’être au rendez-vous du public lorsqu’il le faut : « Etre en forme à 20 heures, c’est une exigence », explique-t-elle. On découvre ici la face émouvante de cette « bête de scène » qui est aussi un être à la fois fort et fragile, doté d’une volonté d’acier et d’un courage exemplaire. On suit l’évolution de la démarche au fil des mois. Au-delà des castings et des choix, il y a le contexte de mentorat. On assiste ainsi à des séances collectives au cours desquelles Barbara Hannigan est entourée de jeunes chanteurs sélectionnés, elle partage avec eux expériences, souvenirs, conseils pratiques, dans un climat serein qui est suscité par une méthode mise au point par Jackie Reardon, coach issue du milieu du sport, spécialisée dans la concentration physique et mentale, notamment pour des artistes-interprètes. Ces moments, au cours desquels l’« Action-Thinking » (« être dans le présent ») rejoint la démarche « Friendly Eyes », centrée sur l’empathie, tournent autour de la respiration et de la détente. Ces phases de mentorat font parfois l’objet d’invitations : sont ainsi présents Natalie Dessay, qui évoque elle aussi la solitude ou le poids du public qui est tellement en attente lorsqu’il se déplace pour une tête d’affiche, puis Daniel Harding, qui raconte ses premiers émois de chef d’orchestre. Ou encore Reinbert de Leeuw, « incarnation de la musique » pour Barbara Hannigan, qui a enregistré avec lui et a été souvent son complice (une photographie des deux artistes, gorgée de sourires, placée en début de livret, le confirme). De Leeuw est décédé à Amsterdam le 14 février dernier, à l’âge de 81 ans ; c’est à lui que le présent double DVD Accentus est dédié. 

On assiste à la préparation du spectacle à venir, à des ateliers de travail au piano avec les chanteurs, Barbara Hannigan se plaçant déjà en situation de direction concrète, avec intensité, dynamisme et élan vital. Le DVD se clôture par la découverte des musiciens du Symphonique de Göteborg et par quelques extraits de la première de l’opéra. Un documentaire qui montre à quel point Barbara Hannigan, dont l’humilité est manifeste au cours de ces mois de long labeur préparatoire, est elle-même en phase de recherche et de gestion de son énorme potentiel. On ne peut que s’incliner devant cette personnalité attrayante et attirante, pleine de charme et de séduction, qui conserve toujours sa priorité : l’amour de la musique. On complétera le présent résumé par la lecture du texte écrit par Barbara Hannigan elle-même dans le livret. On y touche du doigt la passion qui l’anime.

Le second DVD propose la création de l’opéra de Stravinsky, un soir de décembre 2018, à Göteborg, avec les chœurs et l’Orchestre symphonique du lieu. Sur un livret de WH. Auden et de C. Kallmann inspiré de tableaux de Hogarth, cette « confession d’un libertin » raconte l’histoire de Tom Rakewell qui, tenté par Nick Shadow, quitte sa famille et sa fiancée Anne Truelove pour faire fortune à l’étranger ; sa promise tentera en vain de le convaincre de renoncer à ses penchants. Il cherchera désespérément le bonheur et devra faire face à une série de vicissitudes, dont un mariage avec Baba la Turque et des escroqueries ; il finira à l’asile. Linus Fellbom assure la mise en scène, mais aussi la scénographie et la conception des lumières pour Barbara Hannigan. Dans un autre texte du livret, Fellbom fait l’éloge de celle-ci : « J’adhère entièrement à son culte de l’enthousiasme, à sa gentillesse, à son professionnalisme absolu, à son excellence en termes d’interprétation, à toutes ces vertus ancrées dans un amour fondamental et inconditionnel voué à cette forme d’art. » Ici, il s’agit plutôt d’une mise en place, très réussie et cohérente, le décor se résumant à l’espace devant l’orchestre, avec l’apport d’une gigantesque boîte qui va se déplier et délimiter l’action, renforçant la concentration. Quant aux costumes, signés par Anna Ardelius, ils font l’objet d’une unité stylisée qui se retrouve jusque dans l’orchestre. 

Le plateau vocal est celui que Barbara Hannigan a choisi, et il faut bien reconnaître que ses décisions ont été heureuses et judicieuses : chacun est à sa place, les voix sont bien présentes, l’investissement scénique est énorme et le dynamisme constant. Qu’il s’agisse de William Morgan en Tom Rakewell, de John Taylor Ward en Nick Shadow, de Kate Howden en Baba la Turque, d’Erik Rosenius en Mother Goose ou de Ziad Nehme en Sellem, ces jeunes artistes se projettent dans l’action avec toute l’énergie qui les anime, mais aussi avec un sens du spectacle qui entraîne l’enthousiasme du public. Il faut mettre en exergue le personnage d’Anne Truelove, incarnée par la Grecque Aphrodite Patoulidou, née en 1992, qui a impressionné Barbara Hannigan : celle-ci semble avoir vu en elle comme une prolongation d’elle-même. La prestation de cette jeune soprano est magnifique : la voix est claire, d’une riche précision, l’attitude est digne et touchante dans ce rôle de femme trompée et délaissée. Elle est Idéale, à tel point que lorsque ce spectacle a fait l’objet d’une tournée dans les mois qui ont suivi, c’est elle qui est demeurée la seule protagoniste de la distribution initiale lorsque la Monnaie de Bruxelles a accueilli The Rake’s Progress, les 25 et 26 mars 2019, dans le cadre du Festival Klara. Barbara Hannigan était cette fois à la tête du Ludwig Orchestra. La Monnaie, où Barbara Hannigan a été présente dans des opéras de Dusapin, Hosokawa, Defoort ou Ligeti, mais aussi une inoubliable Lulu d’Alban Berg…

Avant de conclure, il faut évoquer la cheffe d’orchestre en action, que l’on admire (quel autre mot ?) dans sa direction suédoise du présent DVD. Dans une position difficile (elle tourne le dos au déroulement scénique, les chanteurs étant mis en avant), elle fait corps avec la phalange de Göteborg, assumant ce sens de la respiration qu’elle a si bien assimilé et transmis. A plusieurs reprises, lorsque la caméra la montre en pleine action, on découvre de façon quasi charnelle la précision du geste, le souci du détail, le dynamisme interne projeté vers les musiciens, la confiance accordée à ces jeunes voix, le bonheur (oui, le bonheur !) que son visage et ses expressions mettent en évidence, et, il faut oser le mot, la lumière qui se dégage de cette femme dont la force fragile mais si assumée éclate avec une puissance extraordinaire. Ces deux DVD, à visionner absolument, sont la démonstration d’un talent hors normes qui a encore beaucoup à apporter à la musique. 

Note globale : 10

Jean Lacroix     

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