Hommage à deux chanteurs de Haendel, avec Luca Cervoni et Filippo Mineccia
Missing Vittorio. Œuvres d’Alessandro Scarlatti (1660-1725), Georg Friedrich Händel (1685-1759), Vittorio Chiccheri (16?-1754), Pietro Paolo Bencini (1670-1755), Giovanni Lorenzo Lulier (1662-1700), Antonio Caldara (1670-1736). Luca Cervoni, ténor. Carlotta Colombo, soprano. Benedetta Mazzetto, contralto. Alessandro Ravasio, basse. Concerto Romano, Alessandro Quarta. Gabriele Pro, violon. Teresa Ceccato, Giuseppe d’Errico, alto. Maria Calvo, Bernadetta Wieczerzynska, violoncelle. Mario Filippini, contrebasse. Giovanni Battista Graziadio, basson. Elisa La Marca, guitare. Lorenzo Feder, clavecin. Gabriele Levi, orgue. Davide Ferella, mandoline. Gabriele Cassone, trompette. Novembre 2022. Livret en allemand, anglais ; paroles en italien et traduction en anglais. TT 63’50. Christophorus CHR 77476
Il Castrato del Granduca. Œuvres de Georg Friedrich Händel (1685-1759), Attilio Ariosti (1666-1729), Antonio Lotti (1667-1740), Francesco Gasparini (1661-1727), Giovanni Maria Capelli (1648-1726), Giovanni Bononcini (1670-1747), Johann Adolf Hasse (1699-1783), Leonardo Vinci (1696-1730), Domenico Sarro (1679-1744), Giovanni Antonio Giay (1690-1764). Filippo Mineccia, alto. Samuele Lastrucci, I Musici del Gran Principe. Février 2023. Livret en anglais, français, allemand, italien ; paroles en italien et traduction en anglais. TT 69’09. Glossa GCD 923539
Dans semblable veine de répertoire, ces nouveaux albums rendent hommage à deux chanteurs de l’ère baroque, pour lesquels composa le « Caro Sassone ». Sur la pochette Christophorus, dos tourné et désespérément sans visage, le dessin évoque Vittorio Chiccheri dont on ne conserve aucun portrait. Hormis sa présence dans quelques chapelles et scènes romaines, on connait peu les premières années de ce ténor, associé à la Congregazione dei Musici di Santa Cecilia et au théâtre Tor di Nona au début des années 1690. Preuve de sa notoriété dans la cité papale, on le retrouve dans le cercle du prince Barberini et du cardinal Benedetto Pamphili, où il est associé aux concerts mondains, aux festivités commémoratives.
C’est pour lui que le tout jeune Haendel écrivit les rôles du Temps dans Il Trionfo del Tempo e del Disinganno (son tout premier oratorio, en 1707), et de Saint Jean dans La Resurrezione (l’année suivante). Quelques mois plus tard, on l‘applaudit à Naples dans La Principessa fedele d’Alessandro Scarlatti. Extraits de ces trois œuvres, le tendre « Caro Figlio », le zélé « Folle, dunque, tu sola presumi », « Ecco il sol ch’esce dal mare » et « Troppo è timido il tuo core » (sertie d’une mandoline) alimentent un petit quart du disque. Les autres pièces proviennent de créations lyriques émanées de la florissante capitale italienne au tournant du XVIIIe siècle. La plus ancienne remonte à 1694 (deux airs et un récitatif de Santa Genuinda de Lulier).
Luca Cervoni est rejoint par Carlotta Colombo et Benedetta Mazzetto dans des duetti tirés de Scarlatti (San Filippo Neri) et Antonio Caldara (La Castità al cimento), et par Alessandro Ravasio dans le psaume Ecce nunc benedicite à quatre voix, écrit par Chiccheri lui-même. En fouillant les archives, les interprètes ont aussi déniché une cantate de chambre A penar son tanto avvezzo, que le soliste dédia vraisemblablement à son usage. Un amant s’y consume pour Filli, se compare à une salamandre qui se complait dans la flamme, puis réclame l’orage et la tempête (un fringant « Il moi mar vuol la procella » à 3’06).
Sans forcer son art, sans outrer les affects ni les situations narratives, Luca Cervoni cultive une coulante émission dont la souplesse négocie un décor sans accident, où aucun brio ne vient s’exhiber. On n’osera pas parler de nonchalance, mais la technique relaxée voit triompher une agréable simplicité de ton, garante d’une émotion sans fard (« Mio Gesù, sento tua voce »), jusqu’à un conclusif « Io ti lascio, e mi contento » abandonné à une humble déclaration. Une Introduzione et une Sinfonia de Pietro Paolo Bencini exposent à découvert la qualité de l’équipe instrumentale guidée par Alessandro Quarta, valeureux soutien de cet intéressant et agréable CD.
Pour sa part, Il Castrato del Granduca honore Gaetano Berenstadt (1687-1734), un chanteur d’ascendance germanique dont la personnalité érudite, la haute stature et la voix impressionnèrent Haendel, qu’il rejoignit à Londres après un apprentissage partagé entre sa ville natale (Florence), Naples, Bologne et Düsseldorf. Après ces succès sur les scènes anglaises, il regagna définitivement l’Italie où il brilla encore dans les villes qui avaient marqué ses jeunes années, exploitant une technique qui allait bientôt passer de mode. Son désir de reconversion à Vienne fut hélas fauché par une disparition prématurée, abrégeant ses vingt-cinq ans de carrière, retracée dans la notice qui détaille ses incarnations successives de 1708 à 1734.
À considérer la gravure en page 28 du même livret, on comprend pourquoi l’immense et disgracieuse silhouette du castrat put l’écarter des rôles féminins, au profit de personnages interlopes tirés des quelque cinquante-cinq opéras qui le virent à l’affiche. Le programme se structure en quatre volets séparés par trois intermèdes instrumentaux, en l’occurrence les Ouvertures d’Ascanio, d’Ottone et d’Astarto. Pour concocter son récital, Filippo Mineccia ne s’est pas limité à une légitime sélection d’arias des célèbres Flavio (le rôle-titre fut conçu pour Berenstadt), Ottone ou Giulio Cesare du « Cher Saxon », mais propose aussi des pages plus rares alimentées par huit autres compositeurs.
Dans ce parcours agencé dans l’ordre chronologique, on thésaurisera un facétieux « Nel tuo figlio e nel tuo sposo » d’Attilio Ariosti qu’émoustillent le basson de François De Rudder et les pizzicati. L’anthologie se referme sur « Non fidi al mar che freme » de l’opéra Demetrio de Giovanni Antonio Giay, donné à Rome en 1732 (quelques mois après la création d’Antonio Caldara sur le même texte de Pietro Metastasio) et récemment redécouvert : un numéro fouetté d’embruns, épaulé par les cors d’Alessandro Orlando et Antonio Patti. Avec sa quinzaine d’archets, l’orchestre répond avec davantage de caractère que de sveltesse et d’acuité rythmique. Voire une malhabile inertie chez Johann Adolf Hasse dont les élans auraient pu être mieux vissés. Au demeurant, Samuele Lastrucci anime globalement ses troupes avec ardeur et sait insuffler l’énergie nécessaire à électriser ces rêches textures.
Autour de la figure d’Orlando, un précédent album de Filippo Mineccia avait enthousiasmé nos colonnes en septembre 2020. On retrouve ici une juste science stylistique, une technique aguerrie (par exemple la maîtrise des changements de mécanisme dans « Al fato io t’abbandono » et « Gelido in ogni vena ») au service de convaincantes intuitions dramatiques. Virtuosité et sensibilité contractent une alliance à la mesure des enjeux. Les amateurs de voix charnue et pulpeuse seront comblés par ce florilège cadré avec intelligence et assumé avec aisance. On lui aurait toutefois souhaité un meilleur épanouissement dans l’acoustique de l’église San Franceso Poverino. Car l’on doit avouer que la captation un peu grossière, certes garante de relief, se serait accommodée d’un surcroît de réverbération pour nous éviter une sonorité tubéreuse et prosaïque.
Christophe Steyne
Christophorus : Son : 9 – Livret : 8,5 – Répertoire : 7-9 – Interprétation : 8,5
Glossa : Son : 7,5 – Livret : 9 – Répertoire : 7-9 – Interprétation : 8,5