Hommage à Fou Ts’Ong : de précieuses archives de concert
Fou Ts’Ong. Live in concert : Domenico Scarlatti (1685-1757) : Sonate en mi majeur K380 ; Franz Schubert (1797-1828) : Sonate en ut majeur D 840 ; Frédéric Chopin (1810-1849) : Mazurkas n° 8, 11, 13, 36, 51 et 52 ; Nocturnes op. 62 n° 1 et 2 ; Polonaise-Fantaisie op. 61 ; Sergueï Prokofiev (1891-1953) : Visions fugitives op. 22, n° 1 à 3 et 5 à 11. Fou Ts’Ong, piano. 1959, 1999, 2005. Notice en français et en anglais. 80.49. Solstice SOCD 402.
Le 28 décembre 2020, disparaissait à Londres, des suites du Covid, le pianiste Fou Ts’Ong, de nationalités chinoise et britannique. Ce virtuose, que l’animatrice du label Solstice Yvette Carbou n’hésite pas à qualifier de « poète du piano » dans son texte de présentation, est né à Shangaï en 1934 dans une famille cultivée : son père, qui a passé plusieurs années en France, est traducteur de Balzac et de Romain Rolland. Fou Ts’ong est formé dans sa cité natale par le Florentin Mario Paci (1878-1946) qui, soutenu par Puccini, a appris la direction d’orchestre à la Scala de Milan et tiendra un rôle fondamental dans l’introduction de la musique européenne en Chine où il s’établira dès 1918. A peine âgé de vingt ans, Fou Ts’Ong émigre et se perfectionne au Conservatoire de Varsovie. En 1955, il participe au Concours International Chopin et se produit devant un jury où l’on retrouve notamment les noms de Stefan Askenase, Arturo Benedetti Michelangeli, Magda Tagliaferro ou Iakov Zak, mais aussi celui de Witold Lutoslawski. Le palmarès situe le niveau : Adam Harasiewicz se classe premier, devant Vladimir Ashkenazy ; en quatrième place, on trouve Bernard Ringeissen. Pour Fou Ts’Ong, c’est le troisième rang, mais il obtient le prix spécial pour la meilleure interprétation d’une mazurka. Chopin sera de première importance dans son existence.
Installé à Londres dès 1960, Fou Ts’Ong épouse la fille de Yehudi Menuhin, Zamira, dont il divorcera en 1969, et entame une carrière d’interprète et de pédagogue. Il enregistre pour plusieurs maisons de disques : Westminster, Sony, CBS, Meridian, Decca, Collins, dans un répertoire qui s’attache à Scarlatti, Mozart, Debussy, Schubert ou Chopin. La notice du présent album reproduit un extrait d’une lettre de 1960 de Hermann Hesse (1877-1962), rédigée après avoir entendu une émission radiophonique au cours de laquelle il jouait du Chopin. L’auteur du célèbre roman Le loup des steppes le qualifie d’« interprète de génie » : […] Je lui avais attribué d’office le plus haut degré de perfection technique. L’opiniâtreté, l’adresse chinoise permettaient de s’y attendre. Toute la technique, toute la virtuosité étaient bien au rendez-vous. Cortot et Rubinstein n’eussent fait mieux.
Le label Solstice propose ici un panorama représentatif, consacré à quatre compositeurs, moments d’émissions radiophoniques ou en concert, étalés sur une petite cinquantaine d’années. Une sonate de Scarlatti, la K380, et la moitié des Visions fugitives de Prokofiev proviennent d’une émission du 4 mars 1959, dans les studios de la RTF, Le Livre d’Or de Paris-Inter. La présentation d’alors du musicologue Guy Erismann, spécialiste de la musique tchèque, est reproduite dans la notice. On peut y lire : Il y a chez ce jeune artiste de 24 ans une incontestable disposition à pénétrer la culture et la tradition de l’Europe occidentale fort éloignée des siennes. La fluidité naturelle conférée par Fou Ts’Ong aux cinq minutes de Scarlatti, dans lesquelles on a voulu voir l’évocation d’une procession, et l’inventivité, entre humour, danse et rythme, apportée à Prokofiev, confirment que le pianiste, premier Chinois à accomplir une vraie carrière internationale, est bien le prédécesseur d’une longue lignée qui compte aujourd’hui Lang Lang ou Yuja Wang dans ses rangs.
Près de cinq décennies plus tard, c’est Schubert qui est mis à l’honneur, toujours à Paris, à la Maison de la Radio, le 23 janvier 2005, au cours de l’émission de Damien Colas Prima la Musica. Fou Ts’Ong démontre à quel point la Sonate D 840 inachevée du Viennois lui est familière. Il y déploie à la fois tendresse et vitalité, offrant au Moderato un geste large, sans emphase, et à l’Andante sa part élégiaque. Ici aussi, le naturel domine, avec subtilité.
Mais c’est bien sûr les pages chopiniennes que l’on accueille avec le plus d’intérêt. Les Mazurkas proviennent de l’émission de 1959 déjà citée. Que dire de cette maîtrise de la couleur de la n° 8, du chant nostalgique de la n° 11, de la fine expressivité de la n° 13, de la magie distillée dans la n° 36, ou de l’intensité douloureuse de la n° 51 ? Qu’elles sont la quintessence de ce que l’on peut attendre de la transmission de l’univers du Polonais. Quintessence prolongée par deux Nocturnes et par la Polonaise-Fantaisie, captés au Festival de La Roque d’Anthéron le 4 août 1999. Les deux pages de l’opus 62 révèlent le raffinement de la fragilité, avec une intimité décantée, tandis que le langage de l’opus 61, cette combinaison polonaise/fantaisie, est marqué par la chaleur et par l’intensité. L’approche stylistique coule partout de source, et la complicité avec Chopin tient de l’évidence.
Pour le présent hommage, le label Solstice a fait un beau travail de numérisation à partir des bandes originales ; le mastering a été confié au Studio Art et Son d’Annecy. C’est une réussite sonore qui rend au jeu de Fou Ts’Ong cette jeunesse et cet élan réfléchi qu’il associait à ses interprétations. Un témoignage à thésauriser, dont la présentation a été enrichie par des photographies émanant de la pianiste Patsy Toh (°1940), la seconde épouse de Fou Ts’Ong, elle aussi chinoise d’origine et établie en Angleterre. On découvre un témoignage de son dernier élève, Jianing Kong (°1986, demi-finaliste du Concours Reine Elisabeth en 2013). Mais on trouve aussi un entretien de Fou Ts’Ong avec Jean-Michel Damian à La Roque d’Anthéron en 1999. On peut y lire cette réflexion du pianiste : Chopin réussit à créer l’extase à partir de son mal-être ; chez lui, tout est transformé en art, ce qui est une idée très orientale. Il n’y a pour lui aucune différence entre l’éthique et l’esthétique et c’est l’idée la plus haute de l’art. Et Fou Ts’Ong de confier : […] mes amis – je veux dire mes amis musiciens – disent que la Polonaise-Fantaisie, c’est moi ! Une précision à prendre en considération.
Son : 8 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix