Jeremy Denk et le Saint Paul Chamber Orchestra dans un Mozart dramatique et épatant
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Concertos pour piano Nᵒˢ̊ 20 et 25. Rondo K. 511. Jeremy Denk, piano ; Saint Paul Chamber Orchestra. 2018 (live). 70’49. Livret en anglais. 1 CD Nonesuch 075597916874.
Jeremy Denk est assurément un des pianistes actuels les plus enthousiasmants. Sa discographie révèle des affinités musicales très complètes et variées, à l’image de son dernier album en solo, « c.1300-c.2000 » (2019), où sur 2 CD il revisite, en 25 pièces, 7 siècles de musique. L’on pourrait citer également les deux immenses et déroutantes Sonates de Charles Ives, dans lesquelles son impertinence et son toucher de velours font excellent ménage (2010), une Sonate Op. 111 de Beethoven absolument captivante, glissée entre les deux Cahiers d’Études de Ligeti particulièrement enivrantes (2012), ou encore d'hypersensibles, imaginatives et joyeuses Variations Goldberg de Bach (2013).
Jusque-là, le seul enregistrement concertant de Jeremy Denk était une participation, en 2003, à un album consacré au compositeur américain Tobias Picker, encore en activité, pour l’étrange et hypnotique Concerto pour piano N° 2 (écrit pour le centenaire du Pont de Brooklyn en 1983, il est plus connu sous le nom de Keys to the City). Nous le retrouvons aujourd'hui avec ces deux chefs-d’œuvre absolus que sont les Vingtième et Vingt-Cinquième Concertos de Mozart, avec le Saint Paul Chamber Orchestra, dont il est partenaire depuis 2014.
C'est ainsi que Jeremy Denk a joué avec eux, en musique de chambre, des œuvres de Ligeti, Ives, Janáček et Bartók. Et aussi, ce qui nous intéresse davantage ici, des concertos pour piano sans chef d'orchestre. S’il est en effet courant, tout au moins pour le répertoire préromantique, que le soliste dirige depuis son piano, il est plus rare qu’il s’en remette entièrement aux musiciens pour ce qui concerne l’orchestre, comme on peut le voir sur certaines des très nombreuses vidéos de concert (en accès gratuit), remarquablement filmés, que l’on trouve sur le site de l’orchestre. C’est ainsi que l’on trouve un Quatrième Concerto de Beethoven (mars 2017), ou un Concerto en la mineur de Schumann (septembre 2019). On y voit à quel point notre pianiste, même de sa position de soliste, est dans une authentique attitude de chambriste, plus tourné vers les musiciens que vers le public. À noter que les effectifs orchestraux sont réduits, avec une disposition changeante (dans Beethoven, ce sont les violoncelles qui sont côté cour, tandis que dans Schumann ce sont les seconds violons). Il existe aussi un superbe Vingt-Troisième Concerto de Mozart (octobre 2016), mais seulement en audio (la vidéo n’est plus disponible).
Jeremy Denk explique longuement ses vues dans un livret absolument passionnant. Malheureusement, ici nous devons faire une sérieuse réserve. D'abord, ce livret n’est qu’en anglais. Ensuite, et surtout, il n’est disponible que dans la version physique du CD. Sur les plateformes de téléchargement, alors même que l’éditeur fait allusion à ce livret, en réalité il ne propose qu’un document dans lequel on ne trouve que le strict minimum (et encore : il est précisé All tracks composed by W.A. Mozart (public domain), sans que soit indiqué l’auteur des cadences... qui n’est justement pas toujours Mozart !. Contacté, le label répond qu’il n’a pas l’intention de changer quoi que ce soit, considérant que toutes les infos nécessaires sur l'œuvre et le compositeur sont indiquées. Pourquoi n’avoir pas mis en ligne le même livret que celui du CD ? Nous ne le saurons donc pas.
Cela étant, même sans avoir accès au livret, à l’écoute il est flagrant que Jeremy Denk a de ces deux concertos une conception toute personnelle, réfléchie et aboutie, extrêmement différenciée, et qu’il convoque, explicitement pourrait-on dire, l’opéra.
Même si Jeremy Denk ne le cite pas dans son texte, son interprétation du Concerto N° 25 fait irrésistiblement penser à Così fan tutte. C’est la même tonalité principale (ut majeur), et si les deux œuvres sont séparées d’un peu plus de 3 ans (fin 1786 et début 1790), on y retrouve l’esprit « opéra buffa ». Dans l’Allegro maestoso les rythmes militaires du Concerto (thème de La Marseillaise, en mineur), joués avec autant de vigueur qu’ici, rappellent les (més)aventures de Guglielmo et Ferrando pendant qu’ils sont à l’armée ; les ornements du pianiste sont pleins d’esprit, et sa cadence, captivante, participe de ce drame qui se joue. L’Andante, sous ses doigts, est d’une ravissante fraîcheur. Quant à l'Allegretto, il est plus incisif que gracieux ; un « opéra buffa » n’est pas non plus une opérette sentimentale...
C’est une excellente idée que d’avoir glissé, entre les deux concertos, le Rondo K. 511 (pour piano seul, à ne pas confondre avec l’un des deux Rondos pour piano et orchestre, K. 382 et 386, qui ont servi de finales alternatifs à d’autres concertos). Malgré son titre, il ne fait pas du tout l’effet d’un autre finale. Au contraire, avec son caractère mélancolique et introspectif, il ferait presque office de mouvement lent entre deux morceaux développés (impression renforcée par le fait que les seuls applaudissements conservés dans ce CD, alors que l’ensemble a été enregistré en public, sont à la toute fin, comme s’il s’agissait d’une seule et même immense œuvre). Et puis Jeremy Denk joue ce Rondo avec toute la grâce et la légèreté qui préparent le contraste avec la suite...
Avec le Concerto N° 20 nous sommes en plein Don Giovanni. Le rapport est évident (et, cette fois, Jeremy Denk en fait mention) entre les deux chefs-d’œuvre, séparés de moins de 3 ans (début 1785 et fin 1787). Ils partagent à nouveau la même tonalité, mais surtout un esprit grave et dramatique. L’Allegro est ici particulièrement mystérieux et inquiétant, et la cadence, avec sa fausse simplicité, en renforce la tension. La Romance est très ornementée (et dès le tout début ; Jeremy Denk n’attend pas que les phrases soient énoncées une seconde fois pour les décorer), ce qui crée une atmosphère incertaine, renforcée par le caractère volontairement tourmenté de la partie centrale. Et dans le finale, Allegro assai, mené à un train d’enfer, ce qu’on entend souvent guilleret devient ici fort menaçant.
Dans ces deux concertos, l’orchestre, avec des cordes moyennement fournies (5 violons I, 4 violons II, 4 altos, 4 violoncelles et 2 contrebasses), dégage une impression de franchise très rafraîchissante. Le soin du détail y est omniprésent. Le jeu de Jeremy Denk est léger, articulé ; il prend le temps de chanter, mais avec une telle profusion de nuances qu’il ne donne jamais l’impression de s’épancher et de tomber dans la sensiblerie. La prise de son est claire et aérée, avec des parties intermédiaires bien mises en valeur.
Voilà un enregistrement qui, sans avoir recours à aucun artifice, renouvelle le propos de ces chefs-d’œuvre que le disque a déjà pourtant déjà fort bien servi.
Son : 10 – Livret : 10 (CD) ou 1 (téléchargement) – Répertoire : 10 – Interprétation : 10
Pierre Carrive