Iván Fischer se penche enfin sur la neuvième symphonie de Bruckner

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Anton Bruckner (1824-1896) : Symphonie no 9 en ré mineur WAB 109/143. Iván Fischer, Budapest Festival Orchestra. Mars 2021. Livret en anglais, français, allemand. TT 55’33. Channel Classics

Alors que Wilhelm Furtwängler et Eugen Jochum, à moins de 25 printemps, affichèrent Bruckner à leur tout premier concert, Iván Fischer attendit ses 70 bougies avant d’aborder cette testamentaire Symphonie no 9, c’est-à-dire l’âge du compositeur quand il l’écrivit. Cet enregistrement n’emporte pas totalement l’adhésion et tendrait à prouver que la compréhension de l’œuvre est moins affaire de longévité que d’expérience acquise à son contact, de maturité de fréquentation. Bien sûr, on ne confondra pas sagesse des ans avec lenteur et intériorité, si l’on se rappelle combien des chefs comme Carl Schuricht (Emi, avec le Wiener Philharmoniker) resserraient encore les structures et avivaient la diction au terme de leur carrière.

L’écoute du premier mouvement laisse une opinion aussi mitigée que la direction erratique dont on cerne mal la cohérence. Un relevé topologique de cette architecture (Moderato à 7’07, Développement à 10’36, Récapitulation à 13’20, Coda à 20’42) révèle certes que la durée d’ensemble et les mensurations internes ne battent aucun record. Toutefois, la gestion du tempo se montre contrastée, tant objectivement que subjectivement. Superbe de relief, d’accroche, d’évidence, jusque la transition en si bémol (2’55), le méticuleux façonnage accordé au premier thème convainc sans réserve. A contrario, le second thème (sections en la majeur à 3’36, en ut majeur à 4’47) semble bien plus pressé et accumule les intentions sans que les vecteurs tracent une claire trajectoire. En sus d’un tempo soutenu, cette relative désorientation suscite une impatience qui accuse encore le défaut d’ancrage et donc la mobilité. Particulièrement cursive, la réexposition du second thème (11’26) manifestera pareille tendance au détachement, comme si le maestro semblait mal à l’aise avec son lyrisme et ne souhaitait y céder. Preuve flagrante de ce déni d’épanchement : la plainte que les violoncelles sont censés jouer ausdrückvoll (17’07), alors qu’ici l’expressivité se fait peu expansive, desséchée, miniaturisée. Autre facteur qui concourt à l’impression d’activisme rythmique : le guillochis des détails, le volontarisme des gradients de premier plan, qui tirent le discours de l’avant par leur animation de surface, alors que l’horizontalité est quelque peu plombée par une scansion vaseuse quoique pulpeuse (la densité des contrebasses !). La vigueur des accents contribue aussi à cette netteté superficielle, par exemple les cuivres dans le retour du thème principal en ré mineur (13’20). Troisième facteur qui peut expliquer le dynamisme un peu artificiel de cette lecture : les passages crescendo tendent à se doubler d’un accelerando non aberrant mais non écrit, ainsi celui qui mène au climax en fa mineur (19’33). Globalement, les moments de magie nous échappent, au premier chef la sublime litanie du Moderato (7’07), qui sous cette baguette devient plus ataraxique que pathétique. Les transitions, pourtant jamais anecdotiques dans le langage brucknérien, paraissent ici vides d’enjeu et simplistement jointives : le pont en si bémol (2’55), la pédale de fa (9’36), la conclusion de section en la bémol mineur (13’59)…

Sous l’angle de la performance instrumentale, l’orchestre de Budapest s’avère magnifique, tant dans les démonstrations dramatiques que dans certains éléments de parure finement observés (les cors bouchés à la mesure 361, avant la reprise en ut mineur du thème principal). On saluera aussi la chaleur des cordes, la nervure des bois, qui nous valent une exploitation de textures dont le fruit et le moelleux contrebalancent quelques aspérités d’élocution. Mais dans l’ensemble, la direction de ce Feierlich, misterioso semble trop épisodique. Les intuitions manquent d’unité et de surplomb, pour ne pas dire du mysticisme d’un Carlo-Maria Giulini ou d’un Leonard Bernstein, incomparablement émouvants (Deutsche Grammophon).

Plus homogène dans son débit, le troisième mouvement ménage intrinsèquement une coulée plus abordable et moins risquée quant au pilotage des allures. On vous épargne une recension des événements qu’Iván Fischer y déploierait, car ils se résument à une vision lisse, sans foucade mais sans crainte ni abyme, nous abandonnant à la contemplation d’un catafalque heureux et d’une dévotion quelque peu béate, qui contresigne malencontreusement la naïveté que l’on prêtait à ce compositeur, et qui n’apparait ici nullement transcendée par l’antichambre du tombeau et ses gouffres d’inquiétude. Modestement ampéré, d’une veine presque néoclassique, muselant les pics d’intensité, le cortège vire à la cérémonie de circonstance. Le parcours ne choisit guère entre l’ombre et la lumière, comme exempt de souffrance au seuil du néant. Une prière impavide, réfractaire à la prostration, au profit d’un délicat sensualisme. Plastiquement admirable, mais ontologiquement peu soucieux de quêter le salut, voire un peu fraudeur. Tout aussi radieux mais plus profond, le vieux Bruno Walter (CBS) y dévoilait une toute autre plénitude de sentiment, du haut de son été indien outre-Atlantique.

Ces carences de spiritualité ne sauraient menacer le Scherzo tant terrien, que le chef hongrois semble nonbstant vouloir alléger, clarifier et précipiter, rappelant les radiographies d’un Günter Wand dans son intégrale à Cologne (RCA). Hélas au prix d’une course un peu vaine, branlante, où l’élan prime sur ce que la scansion voudrait opiniâtre jusqu’au malaise. L’introduction grouillante, les chorégraphies trépidantes et hurleuses cèdent à un Trio primesautier, finement diligenté. Une épure ludique, franche du collier, où l’on joue à se faire peur, qui cependant n’épuise pas la dramaturgie souvent terrifiante de ce mouvement central.

Ces simulacres sont à l’avenant d’un témoignage qui, globalement, apparaît si ce n’est survolé, du moins pas vécu dans ses poignantes pudeurs et ses intimes douleurs. Iván Fischer s’y confirme un grand chef, maître de l’effet, trop habile dans la conduite de ses splendides pupitres pour mériter une critique désobligeante. Mais quant à l’esthétique et l’exploration des atmosphères attendues, les affinités avec l’œuvre et ses secrets d’âme sont-elles incontestables, surtout au sein d’une discographie qui légua maints accomplissements ? Peut-être intimidé devant le chef-d’œuvre et l’ultima verba, l’hommage manque encore de recul et tient ici de la demi-réussite. Malgré nos réserves nullement rédhibitoires, les mélomanes qui cherchent une parure volontiers hédonique et qui entendent compléter leur collection par une version audiophile encourent peu de déception face à cette réalisation, fort séduisante sous cet aspect.

Écoute réalisée sur la base du SACD

Christophe Steyne

Son : 9,5 – Livret : 7,5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8

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