Pignolet de Montéclair et son opéra Jephté, un passionnant inédit  

par

Michel PiGNOLET de MONTECLAIR (1667-1737) : Jephté, tragédie en un prologue et cinq actes. Tassis Christoyannis, Chantal Santon Jeffery, Judith van Wanroij, Thomas Dolié, Zachary Wilder, Katia Velletaz, Adriana Kalafszky, Clément Debieuvre, David Witczak ; Purcell Choir, Orfeo Orchestra, direction György Vashegyi. 2020. Livret en anglais, en français et en allemand. Texte complet en français, avec traduction en anglais. 142.38. Glossa GCD 924008 (un album de deux CD).

Né en 1667 dans la Haute-Marne, à Andelot, localité qui ne compte à l’époque qu’une poignée d’habitants et est située à une vingtaine de kilomètres de Chaumont, Michel Pignolet, qui ajoutera à son nom celui de Montéclair, ancienne forteresse qui se dresse sur une butte de sa région natale, est un compositeur, théoricien et pédagogue de la génération qui se situe entre Lully et Rameau. Il fait partie de l’école de chœur de la Cathédrale de Langres, avant de voyager en Italie avec le Prince de Vaudémont auquel il est attaché en qualité de maître de musique. De retour en France, il s’installe à Paris et publie une cantate en 1695. A partir de 1699, il est dans l’orchestre de l’Opéra, dans lequel, avec Giuseppe Fedelli, il introduit la contrebasse. Toute sa carrière va se dérouler dans le contexte de l’Opéra où il joue la basse de violon. Il compose des livres de cantates, un ballet-opéra Les Festes de l’été, un requiem et des motets, et rédige des traités sur l’apprentissage de la musique, notamment pour le violon en 1711-12, première méthode du genre en France. Comme professeur, il compte parmi ses élèves les filles de François Couperin. Il fonde aussi un magasin de musique qui devient vite une référence dans le domaine de la musique de chambre. Son plus grand titre de gloire est son opéra Jephté, représenté pour la première fois le 28 février 1732 à l’Opéra de Paris. La notice de l’album, signée par Benoît Dratwicki, du Centre de Musique Baroque de Versailles, signale que cette œuvre « se révèle l’un des ouvrages les plus joués durant tout le siècle : huit reprises ont lieu en février 1733, mars 1734, mars 1735, avril 1737, mars 1738, mars 1740, mars 1744 et février 1761. Au total, plus de cent représentations sont données en trente ans. Un tel succès est alors sans exemple, même pour les principaux ouvrages de Lully et Rameau. ».

Le sujet de Jephté est biblique et est tiré du Livre des Juges : avant d’aller combattre les Ammonites à la tête des Hébreux, le Juge Jephté fait la promesse solennelle qu’en cas de victoire, il sacrifiera à Dieu la première personne qui viendra à sa rencontre à son retour. C’est sa fille qui se précipite vers lui pour le féliciter ! Elle obtient de son père un sursis de deux mois pour se retirer dans la montagne avec ses compagnes, période au bout de laquelle son père l’exécute. Cette tragédie a tenté des écrivains : Chaucer dans un Conte de Canterbury, l’Ecossais Buchanan, ou Alfred de Vigny qui en fera un poème de son Livre antique. En peinture, on trouve plusieurs toiles, notamment d’Alexandre Cabanel. En musique, Carissimi en fait un oratorio vers 1650, Guillaume Nivers des Chants de Jephté pour le couvent de Saint-Cyr, Elisabeth Jacquet de la Guerre une cantate et Haendel un oratorio en 1751. L’auteur du livret de Pignolet de Montéclair est Simon-Joseph Pellegrin (1663-1745), moine qui fut aumônier en Orient. Protégé de Madame de Maintenon, il put vivre à Cluny tout en travaillant à Paris. Il était aussi poète, dramaturge et librettiste et collabora avec Campra, Desmarest, Colin de Blamont ou Rameau pour lequel il écrivit Hippolyte et Aricie en 1733. L’année précédente, c’était pour Pignolet de Montéclair qu’il avait construit la trame de Jephté. Avec une variante importante dans la conclusion de l’opéra : Iphise, la fille de Jephté, est secrètement amoureuse d’un ennemi de son père, Ammon, qui finira par être frappé par la foudre à la tête des rebelles. Iphise sera sauvée, la colère de Dieu s’étant apaisée. 

Comme signalé plus avant, Jephté connaît un grand succès, malgré des critiques de Voltaire ou des tentatives d’interdiction par le Cardinal de Noailles, et les reprises se succèdent à partir de sa création en 1732. C’est « le seul opéra français des XVIIe et XVIIIe siècles à s’appuyer sur les Ecritures Saintes », précise encore la notice. Plusieurs remaniements sont opérés en cours de route, et trois éditions paraissent en cinq ans. La troisième est aussi la dernière du vivant du compositeur, car il meurt lors des répétitions de 1737. Pignolet de Montéclair et Pellegrin ont fait basculer peu à peu le côté religieux vers le théâtre et ont resserré l’intrigue. Benoît Dratwicki signale encore que, sur le plan musical, l’accent a été centré peu à peu sur les passions et les sentiments plutôt que sur les aspects chorégraphiques ou scéniques. L’édition de 1737 précise qu’elle est telle que Pignolet de Montéclair l’a vraiment voulue. C’est celle qui est enregistrée ici, pour la première fois, elle est inédite.

Il faut reconnaître que l’on sort de cette audition avec le sentiment d’un plaisir musical permanent ; l’écriture, qui est celle d’un compositeur arrivé à la pleine maturité -il a près de 65 ans-, est totalement maîtrisée, d’une grande diversité mélodique, avec des couleurs instrumentales chatoyantes et finement nuancées et articulées. La participation du Purcell Choir, épanoui, est très expressive. L’Orfeo Orchestra, dont le concertmeister est Simon Standage, déploie des trésors aux violons et aux autres cordes, contrebasses comprises, mais aussi aux flûtes, aux musettes, aux hautbois, bassons, trompette ou clavecin. Les timbales et la percussion jouent souvent un rôle de relance et de dynamisation. L’inventivité est incessante, avec des effets rythmés, une Ouverture incisive, des menuets gracieux dans le prologue, une vigoureuse marche des guerriers à l’acte I, une marche au son des tambourins à l’acte II, une autre marche et une chaconne à l’acte III, de nouveaux menuets ou pastourelles à l’acte IV. C’est non seulement divertissant, mais c’est surtout à portée théâtrale hautement réussie. On en vient à regretter que Montéclair n’ait pas eu la bonne idée de composer d’autres opéras. A la tête d’un ensemble enregistré à Budapest, au Bela Bartok National Concert Hall, du 10 au 12 mars 2019 (période symbolique au cours de laquelle on jouait l’œuvre au XVIIIe siècle !), György Vashegyi, né en 1970, claveciniste et fondateur du Purcell Choir en 1990 pour une représentation de Didon et Enée, enlève cette tragédie avec un soin tout particulier pour l’homogénéité, l’équilibre chant/musique et la mise en valeur des magnifiques mélodies qui traversent la partition. Il faut dire que pour le même label Glossa, il a signé avec ses troupes de mémorables gravures consacrées à Rameau (Naïs, Les Fêtes de Polymnie, les Indes galantes), Mondonville, Conti, Stölzel ou Gervais.

Le plateau vocal est enchanteur et exemplaire. On retrouve dans le personnage de Jephté le baryton Tassis Christoyannis, qui s’est fait acclamer aussi bien dans Puccini, Verdi, Gounod, Alban Berg ou Reynaldo Hahn (son intégrale des Mélodies de ce dernier est magnifique) que dans le répertoire baroque, fait à nouveau la preuve de sa musicalité et de sa science de l’articulation de la langue française. A 57 ans, il est au sommet de son art. La soprano Chantal Santon-Jeffery, qui s’est illustrée dans Campra, Charpentier ou Scarlatti et que l’on a pu apprécier en son temps à la Monnaie dans une version de concert d’un opéra de Rameau, prête sa grâce fragile et touchante à l’émouvante Iphise, la fille de Jephté destinée au sacrifice.

Son air Ruisseaux, qui serpentez sur ces fertiles bords… qui ouvre l’acte IV laisse l’auditeur en état de béatitude, mais c’est le cas à chacune de ses interventions. Le bonheur est grand de retrouver aussi le ténor Zachary Wilder (admirable dans le récent DVD des Vêpres de Monteverdi avec Raphaël Pichon) dans le rôle, certes plus anecdotique, d’Ammon. Mais la clarté d’une voix lumineuse est bien présente. Les autres solistes sont au même niveau, bien distribués et investis, notamment la soprano Judith van Wanroij. Voilà une parution enchanteresse à tous égards, fruit d’une co-production entre le Müpa Budapest, le Centre de musique baroque de Versailles et l’Orfeo Music Foundation, avec le soutien d’autres organismes. La réalisation sonore en est magistrale, claire pour les voix, ciselée pour les instruments dont les qualités sont magnifiées. Absolument superbe et indispensable !

Son : 10  Livret : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix  

 

  

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.