1921-2021, le Donaueschinger Musiktage a 100 ans (et ce n’est pas courant)

par

Petite ville du Bade-Wurtemberg de 22.000 habitants, Donaueschingen, en Forêt Noire, est le point de départ de la « Piste cyclable internationale le long du Danube » (1200 km jusqu’à Budapest) et accueille, joliment mise en valeur, la source du fleuve (dont la couleur se marie si bien à la valse, bleue), le château des Princes de Fürstenberg (le nom résonne plus aujourd’hui aux oreilles des amateurs de houblon, même si la brasserie locale est loin d’égaler nos bières d’abbayes) et le festival le plus ancien (et probablement le plus célèbre) de musique contemporaine.

Chaque année depuis 1921 (aux années de guerre -et autour- et transfert -temporaire- à Baden-Baden près), les curieux aux grandes oreilles, les fouineurs au nez long, les fureteurs aux yeux affutés prennent le risque de l’expérimentation et de la découverte, le risque de l’éblouissement et de la désillusion (la recherche fondamentale, en musique comme ailleurs, a un rendement hautement aléatoire), le risque d’être désarçonné, dérouté même, parfois irrité, plus souvent séduit, au moins titillé. Chaque année depuis un siècle, des dizaines de musiciens investissent la ville : les Donauhallen plus récentes (aux noms de Stravinsky, Bartók, Mozart) bien sûr, mais aussi les salles de sport, les écoles, bibliothèques, musées, églises, arrière-boutiques, bistrots… - autant d’endroits éloignés de l’acoustique ahurissante des salles de concert bâties par des architectes plus ou moins visionnaires et efficaces ; autant de lieux qu’on apprend à connaître, à dépister, dont on parcourt les allées à la recherche du disque dont on ignore l’existence, du livre dont on a entendu parler (mais trop vaguement), de la partition qu’on n’imagine plus trouver -et autour desquels, dans la brume froide d’octobre, on se réchauffe d’une bratwürste à la moutarde douce (et d’une Fürstenberg) au camion-stand des secouristes (imagine-ton la Croix-Rouge servir des bières ?).

« ici, la musique n'est pas une affaire innocente »

Chaque année depuis 100 ans, des œuvres y voient le jour, créations mondiales nombreuses ensuite à accéder à la postérité -que l’on pense à Igor Stravinsky, Karlheinz Stockhausen, Luciano Berio, György Ligeti ou Pierre Boulez. Notre petit pays aussi s’y retrouve, d’Henri Pousseur à Stefan Prins -qui se liquéfie lorsque, quelques heures avant la représentation de Generation Kill en 2012, ses Max-patches censés permettre aux manettes de jeu de diriger les process audio et vidéo pendant le morceau se crashent misérablement, et sans explication (finalement, un changement de paramètre corrige le problème et l’ensemble Nadar s’en sort très bien).

Chacun de ces cent mois d’octobre (ok, ça n’a pas toujours été octobre) accueille son lot d’expérimentations en matière d’art sonore, qu’il s’agisse d’électronique en temps réel, de spatialisation, d’installations sonores, de technique (la première transmission satellitaire de fichiers de son) d’organologie, d’utilisation (plus ou moins excentrique) de la lutherie ou de la voix, de chorégraphie ou de mise en scène des instruments et de leurs instrumentistes -mais oui, cet ensemble qui entre dans la salle de concert enfermé dans un camion dont s’échappent les premières notes du morceau, avant que les musiciens, débarqués du plateau mobile, ne chassent ensuite progressivement le public vers la scène, inversant la géographie des rôles.

une décolonisation des musiques nouvelles

Il n’est pas le seul, mais le Donaueschinger Musiktage s’est longtemps centré sur les courants européens ou occidentaux, délaissant de facto les cultures du reste du monde, pourtant elles aussi susceptibles de processus nouveaux en matière de musique. Le projet naît donc, dès 2018, d’explorer ponctuellement Afrique, Amérique Latine, Asie et Moyen Orient à la recherche de pratiques en musique contemporaine, dans une perspective d’ouverture et d’élargissement. Comment un festival blanc peut-il mieux accueillir la diversité du village mondial, tel est le mantra du Donaueschingen Global qui trouve sa place, trois ans plus tard, dans la programmation de l’édition anniversaire, à côté d’événements dédiés explicitement à l’histoire du festival et de concerts en hommage à sa riche tradition orchestrale.

un paradoxe, sonore et temporel

Quel regard jeter sur un siècle d’activité d’un festival qui se veut résolument tourné vers l’avenir ? Comment l’idée de présenter les derniers développements en musique devient-elle une institution ? Peut-on continuer indéfiniment à battre en brèche les canons de la musique (classique, puis moderne, puis postmoderne, puis…) ? Comment éveiller l’attention sur des mondes sonores jusqu’alors littéralement inentendus (inaudibles, diront les langues fielleuses) ?

Depuis la création, le 31 juillet 1921, du 3e Quatuor à cordes de Paul Hindemith, le Donaueschinger Musiktage célèbre la contemporanéité, la nouveauté. Avec tous les risques que cela comporte. Et une foultitude de questions vouées à rester ouvertes, année après année. Siècle après siècle…

Bernard Vincken

Crédits photographiques : Ralf Brunner

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.