L'organiste Léon Berben à propos de Matthias Weckmann

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Ce n’est pas l’anniversaire de Matthias Weckmann (c1616-1674) mais son œuvre d’orgue est à la fête dans le double album que lui a consacré Léon Berben chez Aeolus, au point que nous avons salué cette splendide réussite par un Joker Absolu. Pour l’occasion, le grand interprète néerlandais a bien voulu répondre à nos questions : comment conçoit-il le compositeur, l’originalité de son œuvre, comment l’a-t-il abordée, quelles difficultés soulève-t-elle…

Comment situez-vous Weckmann parmi les grands compositeurs allemands pour clavier avant Bach ? Si vous deviez retenir un trait ou deux de son génie, quels seraient-ils ? Pour nos lecteurs qui souhaiteraient découvrir cette musique, pourriez-vous en résumer l’intérêt, les attraits ?

Tout d'abord, merci beaucoup pour l'invitation à cette interview. Weckmann présente dans sa musique un large éventail stylistique allant du strict contrepoint et de la gravité à des éléments plus virtuoses, plus concertants et plus « charmants » - non seulement dans sa musique pour clavier (orgue, clavecin ou clavicorde) mais aussi dans sa musique instrumentale. Il y a donc beaucoup à découvrir. Il est intéressant d'entendre des éléments italiens dans ses toccatas et canzonas, c'est l'influence de J. J. Froberger. Sa musique n'est jamais ennuyeuse ou banale, mais toujours raffinée, et surtout dans ses Variations de choral, Weckmann est clairement reconnaissable. C'est l'un des principaux compositeurs, il réunit différents styles dans un langage très personnel. La classification « avant Bach, Bach et après Bach » suggérée dans la question est peut-être un peu trompeuse. Des compositeurs comme Frescobaldi, Sweelinck, Weckmann et Buxtehude ne sont pas moins ou plus importants que J. S. Bach. Ils ont tous leur influence et leur importance dans l'histoire de la musique. Et qu'aurait été Bach s'il n'y avait pas eu un compositeur comme Sweelinck ?

Quelles qualités sont primordialement requises pour interpréter ce compositeur, comparé à d’autres contemporains. Y-a-t-il des pièges à éviter ? Avez-vous rencontré de particulières difficultés (de compréhension, d’exécution) face aux partitions ?

Le principal objectif à atteindre est, à mon avis, que l'enregistrement témoigne d'une urgence inconditionnelle, de manière à présenter la musique d'une manière qui lui donne une touche très personnelle, mais aussi une sorte de nécessité d'enregistrer ou de jouer cette musique à un moment donné aujourd'hui - et une nécessité de l'écouter. Il ne suffit pas d'interpréter les notes, mais il faut regarder derrière et entre elles. Qu'est-ce qu'un compositeur aurait pu vouloir dire en écrivant cette pièce, puisqu'il aurait pu composer autre chose. Il faut arriver à raconter une histoire intéressante et à maintenir la tension, peut-être que l'auditeur n'est pas d'accord, mais il est quand même séduit d'écouter. Il peut se révéler difficile de maintenir la tension dans les cycles plus longs et les variations, comme par exemple le versus 4 de O lux beata trinitas et le 6 de Es ist das Heil uns kommen her : il est possible ici de s'aider en pensant comme un metteur en scène : comment réussir à rassembler les éléments d'une longue pièce pour créer une unité qui ne perde jamais la tension.

Aviez-vous des modèles (autres interprètes) ou des sources d’inspiration en enregistrant Weckmann ? Vous le jouez depuis longtemps ? Comment vous êtes-vous préparé pour les sessions ? Furent-elles été précédées de concert pour approfondir cette musique face au public ?

La première source d'inspiration, c'est la musique elle-même, qui est grande. Et bien sûr les orgues que j'ai utilisées. Certaines pièces que j'ai jouées depuis longtemps et aussi en concert, d'autres que j'ai dû « apprendre » pour l'enregistrement. Mais en général, c'est un processus sur une plus longue période : parfois, cela signifie jouer beaucoup les morceaux, puis les mettre de côté, expérimenter le tempo, les ornements, jeter un regard neuf, remettre en question les interprétations et les traditions antérieures, découvrir quelque chose de nouveau et une fois que vous pensez avoir trouvé la « solution », essayer de la rendre encore meilleure et de l'intérioriser.

Dans le livret, vous argumentez la légitimité de l’ornementation, notamment pour les pièces libres. Pouvez-vous nous confier quelques exemples précis de la façon dont vous avez abordé cet aspect ? Pensez-vous que votre talent de claveciniste a pu influencer votre approche des toccatas et canzone ?

Je pense, non, je suis convaincu qu'à l'époque de Weckmann, c'était une habitude tout à fait normale d'orner la musique, que ce soit libre ou polyphonique, d'ajouter des diminutions et des ornements plus simples (comme un mordant). Il existe de nombreux traités, tant pour les chanteurs que pour les instrumentistes, qui traitent de l'ornementation et de la façon de faire des diminutions, et ce dans différents pays sur une longue période ! Bien sûr, on n'apprend pas cette pratique en peu de temps et il faut beaucoup expérimenter, mais on pourrait prendre des exemples donnés par C. Bernhard, un collègue de Weckmann et essayer de les ajouter à la musique écrite. Bernhard parle de la « façon simple » de jouer, ce qui signifie déjà que l'interprète ajoute des ornements. C'est peut-être plus facile, parce que je ne joue quasiment que de la musique des 17e et 18e siècles, dans laquelle il est normal de jouer de toutes sortes d'instruments à clavier, donc peut-être que c'est plutôt la période musicale que la question de savoir si je joue du clavecin ou non. Mais oui, en général, les clavecinistes ornent davantage et il est peut-être davantage admis que les clavecinistes pratiquent des ornements et des diminutions.

Les deux enregistrements, réalisés durant les étés 2019 et 2020, révèlent une semblable concentration et une remarquable homogénéité.  Avez-vous cultivé une même communauté d’esprit, ou quelque chose a-t-il mûri entre ces deux sessions ?

Peut-être mûri au regard de l'exécution, oui, peut-être. Je suis devenu de plus en plus convaincu que c'est une obligation de présenter une lecture très passionnée et personnelle de la musique. Mais bien sûr, on n'est jamais dans la même humeur et la même condition, donc il y a toujours une certaine différence, mais je pense qu'au moment où je joue d'un instrument comme à Tangermünde, je suis pleinement concentré, heureux et j'essaie de créer quelque chose de beau, du moins à mon avis.

Vous indiquez dans le livret avoir écarté l’instrument emblématique de la Jacobikirche de Hambourg (l’église où officia Weckmann), déjà sollicité dans l’intégrale de Wolfgang Zerer (Naxos). Parmi les orgues contemporains du compositeur ou qui lui sont propices, quel serait l’idéal ? Comment s’est opéré votre choix de Lübeck et Tangermünde ? Quelle différence de caractère établissez-vous entre les deux instruments que vous avez retenus ? Sur quel critère leur avez-vous distribué les pièces du corpus ?

L'idéal serait peut-être l'orgue de Saint-Jacques à Hambourg, accordé au mésotonique avec (au moins) des feintes brisées au Rückpositiv...... Certes en l'état actuel, l'orgue est également excellent et extrêmement beau, mais comme il existe déjà un enregistrement complet de Weckmann à Hambourg, et comme l'orgue actuel n'est plus dans l'état où Weckmann le connaissait, j'ai cherché d'autres instruments. Tangermünde, je le connaissais déjà très bien et c'est, pour moi, l'un des plus beaux instruments. Mais pour certains morceaux, il faut soit des feintes brisées, soit un accord qui ne soit mésotonique et une pédale sans octave courte. Après avoir donné un concert à Lübeck sur l'orgue Stellwagen, j'ai été convaincu qu'il serait intéressant de faire figurer cet orgue à côté de Tangermünde dans l'enregistrement. En raison des nombreuses anches originales, des principaux gothiques (et autres beaux jeux) et de l'accord plus « moderne », l'orgue Stellwagen offrait les possibilités nécessaires pour jouer, par exemple les pièces avec un ré dièse ou un bémol.  J’ai choisi les pièces qui ont besoin de plus de notes pour être jouées, comme le fa dièse dans la basse, pour enregistrer à Lübeck. Il est très difficile de comparer ces orgues et de l'exprimer par des mots..... L'orgue Stellwagen est peut-être un peu plus « élégant » et peut-être un peu plus facile à comprendre en terme de registration. L'orgue de Tangermünde sonne en quelque sorte « plus vieux », peut-être aussi parce que la restauration à Lübeck a été effectuée plus tôt.

Le compositeur laissa quelques indications de registrations, pouvez-vous nous expliquer la part de fidélité et d’initiative personnelle dans votre approche à la console ?

La question est de savoir si ces indications (dans la tabulature de Lunebourg) sont celles du compositeur (il y a une traduction un peu trompeuse de mon texte allemand dans le livret). Nous devons garder à l'esprit que ces mentions sont indicatives, et non obligatoires comme dans la musique française. Elles donnent un aperçu de la pratique de cette époque. Parfois, il était nécessaire de « traduire » l'indication, comme l'utilisation de la trompette 16'. Ni Lübeck ni Tangermünde n'ont ce jeu, mais il faut aussi se demander si l'utilisation de la trompette 16' doit être dans la tonalité écrite ou une octave plus haut comme un jeu de 8' : s'il n'y a pas de 8' au manuel mais un 16', on pourrait jouer le 16' une octave plus haut et cela sonnerait comme un 8'. J'ai donc suivi les indications chaque fois que cela me semblait approprié et adapté à l'instrument. Très intéressante est la registration utilisée par Weckmann et notée par Johann Kortkamp avec l'utilisation conjointe de la trompette 8' et du Zink 8' comme soliste.

On dit parfois que les derniers enfants sont les plus beaux. En prenant du recul, quelle place accordez-vous à l’intégrale Weckmann au sein de votre éminente discographie ? Après vos nombreux albums (W. Byrd, A. Cabezon, J.P. Sweelinck, Vincent Lübeck, Melchior Schildt, J.S. Bach…), quel compositeur vous tente-t-il maintenant d’enregistrer ?

Tout d'abord, merci pour le compliment ! J'aime beaucoup le son de cet enregistrement. Les instruments sonnent vraiment bien, l'enregistrement illustre très bien les instruments. Ce n'est pas à moi de juger la performance. Avec certaines parties, je suis heureux et je pense me trouver sur une bonne voie pour comprendre cette musique. Les prochains projets sont déjà prévus : Hieronymus Praetorius et John Bull, à l'orgue. Pour l'avenir, j'aimerais enregistrer de la musique italienne, peut-être Merulo ou Rossi.

Le site de Léon Berben : http://leonberben.org

  • A écouter : 

Matthias Weckmann (c1616-1674) : l’oeuvre d’orgue. Léon Berben, orgues de l’église St. Jacobi de Lübeck et de l’église St. Stephanus de Tangermünde. Livret en anglais, allemand. Juillet 2019, juin 2020. TT 150’56. Aeolus, SACD, AE-11261.

 

Propos recueillis en anglais, et traduits de l’anglais par Christophe Steyne.

Crédits photographiques : M. Frommen/Aeolus

 

 

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