De poignants lieder de Richard Strauss avec Diana Damrau, Mariss Jansons et Helmut Deutsch

par

Richard STRAUSS (1864-1949) : Vier lezte Lieder, Mädchenblumen op. 23, Drei Lieder der Ophelia op. 67 et treize autres Lieder. Diana Damrau, soprano ; Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, direction Mariss Jansons ; Helmut Deutsch, piano. 2020. Livret en anglais, français et allemand. Textes des lieder avec traductions en anglais et en français. 73.21. Erato 0190295303464.

Ce n’est pas sans émotion que l’on découvre ce CD, car on y retrouve le chef d’orchestre Mariss Jansons, disparu à Saint-Pétersbourg il y a à peine trois mois, le 30 novembre dernier. L’œuvre qu’il dirige revêt dans ce contexte un aspect symbolique, puisqu’il s’agit d’une partition de Richard Strauss parmi les plus sublimes qu’il ait composées, les poignants Vier letzte Lieder qui retentissent comme un adieu au monde, achevés en 1948, l’année avant son décès le 8 septembre 1949. Après bien d’autres, c’est la soprano Diana Damrau qui en est l’interprète, elle qui a incarné avec un magnifique talent des personnages des opéras du maître, comme Sophie, Zerbinette, ou la moins connue Hélène d’Egypte. Le testament spirituel et musical de Richard Strauss n’a pas de résonance religieuse, il se présente comme une aspiration à la sérénité à travers un choix de trois beaux textes de Hermann Hesse et de l’inoubliable Im Abendrot d’Eichendorff. Evoquons d’abord l’orchestre : Jansons inscrit ces lieder dans un contexte contemplatif, d’une grande élévation de pensée et de cœur, avec des inflexions et des nuances d’une fragilité caressante, mais aussi dans un déchirement permanent ; l’apogée, c’est Im Abendrot dont l’infinie délicatesse ouvre sur l’éternité. On est aux portes de l’infini, dans une extase absolue ; on ne peut que s’incliner devant une telle prestation, d’une totale sincérité. 

Diana Damrau se coule dans cette atmosphère respectueuse dès le premier lied, Frühling, dont elle cisèle le rayonnement grâce une ligne vocale équilibrée. September lui permet d’entrer elle aussi dans un univers de contemplation au sein duquel la beauté de son timbre s’épanouit, animé par les couleurs chatoyantes de l’apparition de l’automne. Vient ensuite l’impuissante lassitude qu’exprime si bien Diana Damrau dans Beim Schlafengehen et le déchirement, laissant le sommeil envahir l’âme ; le violon solo d’Anton Barakhovsky, tout aussi déchirant, frôle l’abîme, entre la douleur et le repos qui appelle la mort. Dans Im Abendrot, qui est en fait le premier des quatre lieder composés par Strauss, la cantatrice rejoint l’extase que Jansons porte au plus haut de la sublimation et de la béatitude, laissant peu à peu sa voix s’estomper dans cette dernière question : « Ist dies etwa der Tod ? » (« Est-ce peut-être ceci la mort ? ») qui trouve son épilogue dans l’ineffable accord de mi bémol. Ce postlude agit sur l’auditeur comme un apaisement magique. On pourra avancer le fait que Diana Damrau, que l’on sent de bout en bout frémissante, ne maîtrise pas assez certains aigus et qu’un vibrato un peu trop présent dérange la ligne du chant ; c’est vrai, mais comment résister à la profondeur de ce moment troublant ?

Le programme se poursuit par une série de lieder avec piano, celui-ci étant confié à Helmut Deutsch dont on connaît les capacités de partenariat avec les voix. Un malaise apparaît : plongé dans l’infinitude d’Im Abendrot, il faudrait idéalement suspendre l’écoute un instant. Car on éprouve du mal à entendre le son du clavier lorsque Deutsch entame Malven (« Mauves »), l’ultime lied composé par Richard Strauss à l’intention de Maria Jeritza qu’il avait adorée dans Ariane à Naxos et Die Frau ohne Schatten. La cantatrice austro-tchèque conserva pour elle le manuscrit qui ne connut la scène qu’en 1985, trois ans après le décès de Jeritza. Ici, cette évocation d’un jardin de fleurs « soufflées doucement dans le vent » fait un contraste presque trop « idyllique » avec les Vier letzte Lieder. On aurait préféré, en prolongation du cycle crépusculaire, entendre tout de suite Morgen, qui est encore soutenu par Jansons et l’orchestre et enregistré à la même date, mais est rejeté en toute fin de CD, après la partie chant-piano. Il est en effet question dans ce dernier texte du « silence muet du bonheur », ce qui aurait ajouté à l’intensité du contenu. Placé en bout de course, avec ses accents hors du temps, on n’a qu’une envie : l’annexer à la question d’éternité posée dans Im Abendrot. N’en serait-il pas une réponse ?

Les lieder avec piano sélectionnés comptent maintes réussites, comme les Mädchenblumen de 1889, aux allusives suggestions sur les jeunes filles en fleur, ou les Lieder der Ophelia de 1918, qui évoquent la folie de l’héroïne. Diana Damrau, tout à fait en phase dans la tendresse ou la démence, et Helmut Deutsch qui la suit comme son ombre, sont très complices, tout comme ils le sont dans quatre lieder extraits de l’Opus 10 de 1885 où il est question d’intemporalité ou de climat nocturne, mais où la satire joue aussi un rôle. On admirera l’un des Fünf Lieder de l’opus 39 de 1898, Befreit (« Libéré »), qui parle de bonheur dans de grandes envolées lyriques. A chaque fois, Diana Damrau déploie sa science de l’articulation, les nuances de la langue qu’elle énonce avec souplesse, tendresse ou ironie. La plupart du temps, on l’écoute avec ravissement, même si là aussi, le vibrato dérange de-ci de-là. 

L’’impact émotionnel de ce CD est réel ; mais la connivence Damrau-Jansons est à ce point vibrante que le reste du programme, avec Deutsch, se place un cran en-dessous. C’est pourquoi, malgré toutes les beautés que l’on reçoit avec reconnaissance, la note globale attribuée à l’interprétation comporte une minime restriction. Vraiment minime…

Son : 9.   Livret : 9.  Répertoire : 10  Interprétation : 9  

Jean Lacroix   

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