Karine Deshayes et Delphine Haidan, deux mezzos sinon rien
Duos vocaux. Johannes Brahms (1833-1896) : 4 Duos op. 61 ; Die Meere, op. 20 n° 3. Felix Mendelssohn (1809-1847) : 4 Duos op. 63. Charles Gounod (1818-1893) : D’un cœur qui t’aime ; Bienheureux le cœur sincère. Léo Delibes (1836-1891) : Les 3 oiseaux. Camille Saint-Saëns (1835-1921) : El Desdichado ; Pastorale. Jules Massenet (1842-1912) : Rêvons, c’est l’heure ; 2 Duos op. 2. Ernest Chausson (1855-1899) : La nuit op. 11 n° 1. Gabriel Fauré (1845-1924) : Puisqu’ici-bas toute âme, op. 10 ; Pleurs d’or, op. 72. Karine Deshayes et Delphine Haidan, mezzo-sopranos ; Johan Farjot, piano. 2019. Livret en français et en anglais. Textes des poèmes allemands avec traduction en anglais et en français. Textes des poèmes français, avec traduction en anglais. 51.29. Klarthe K081.
Nous ne sommes pas des solistes chantant ensemble, mais un duo au même titre qu’un quatuor constitué. Nous recherchons les mêmes voyelles, les mêmes nuances et dynamiques, pour arriver à « parler d’une seule voix », déclare Delphine Haidan dans un entretien à deux voix reproduit dans le livret de ce délicieux CD. Les deux artistes se sont rencontrées en 2003 au cours d’une émission sur France Musique. Depuis lors, les deux mezzos, Karine Deshayes, la blonde à la voix claire, et Delphine Haidan, la brune au timbre plus sombre, ont constitué un duo de « chambristes » (précision de Karine Deshayes) et ont donné ensemble une série de concerts dont le présent enregistrement est un reflet. Il s’agit de versions originales pour deux voix et piano du XIXe siècle. Comme le précise Karine Deshayes, elles ont « retenu deux langues seulement : le français et l’allemand, même si (leur) répertoire comprend également des duos de mélodies italiennes et russes ». On se laisse conduire à travers un florilège harmonieux d’une vingtaine de miniatures, qui englobent le lied et la mélodie, dans un bel équilibre entre les deux langues. Afin de se mettre dans l’ambiance ou plutôt pour mieux la mesurer, il est conseillé de prendre le temps de lire avant audition les textes mis en musique par les différents compositeurs, l’éditeur ayant eu la très bonne idée de les proposer en intégralité dans le livret, avec traductions. On est alors fin prêt pour tenter une aventure en fin de compte peu courante et qui ouvre la porte à quelques merveilles.
On pourrait considérer ce programme comme constitué de deux parties dont chacune s’ouvre par un cycle de duos allemands, suivi par cinq mélodies françaises. Le cycle de quatre duos de Brahms, l’opus 61 de 1874, s’ouvre de façon allègre. C’est un choix bienvenu : le premier duo est intitulé Die Schwestern (Les Sœurs), terme bien symbolique dans le présent contexte, même si le sujet est plutôt l’amour pour un même homme qui va les séparer. Mörike, Kerner, Goethe et une chanson bohémienne donnent accès à l’insouciance avant la rupture, à une complainte triste, à la promesse d’un renouveau affectif ou à un message mélodieux. Les nuances sont bien typées, de la légèreté à l’introspection. Cinq mélodies françaises prennent le relais. Gounod chante l’amour de Dieu sur un texte de Jean Racine avant que Delibes n’invite trois oiseaux (le ramier, l’aigle et le vautour) à l’aider à aimer, sur des vers de François Coppée, non sans une once de cruauté finale. Saint-Saëns se lance dans un boléro hispanisant, El Desdichado, des vers de Jules Barbier. Les textes sont parfois un peu futiles, convenons-en, mais quand c’est le cas, les compositeurs les élèvent à un niveau de charme que le duo de mezzos emballe avec une indéniable finesse et un sens de la complémentarité qui ne se dément jamais. La Pastorale du même Saint-Saëns fait appel galamment aux coteaux, aux ruisseaux et aux fleurettes d’André Cardinal Destouches, avant que Massenet ne nous fasse accéder à l’heure exquise de Paul Verlaine. On peut se laisser bercer par ce Rêvons, c’est l’heure qui révèle des subtilités que les mezzos caressent dans un vaste et tendre apaisement, comme le dit le poète.
Retour au lied, avec Mendelssohn et 4 Duos op.63 de 1845 au cours desquels l’expression de l’amour, la nostalgie à travers les allusions aux oiseaux ou la chanson d’automne servent Heine ou Eichendorff dans un style qui se révèle plutôt de salon, mais qui n’en dégage pas moins une réelle efficacité. Les Duos op. 2 de Massenet rappellent les élans de la jeunesse : Marine et Joie, sur des poèmes de Camille Distel, invitent à l’insouciance sans crainte et à la danse. Nouveau cantique de Gounod avec Bienheureux le cœur sincère de Jules Barbier, qui invoque le seigneur de justice, avant ce qui est peut-être la perle de ce récital : La Nuit de Chausson, premier des trois Duos de l’opus 11, d’après Théodore de Banville. C’est un rondel à la manière de Charles d’Orléans, somptueux bijou d’un ineffable lyrisme ; on est dans l’envoûtement. Fauré vient ajouter ses Pleurs d’or d’après Albert Samain, admirable moment poétique qui exalte les larmes, puis rend un hommage sensuel à Victor Hugo avec un texte des Voix intérieures : Puisqu’ici-bas toute âme.
Peu à peu, au fil de leurs échanges, les voix ont tissé une toile sonore dans laquelle l’auditeur se laisse enfermer avec béatitude, s’abandonnant à un rêve éveillé pour accéder avec les interprètes à un monde de dialogue ininterrompu, dans des tessitures qui se complètent de façon irréelle. Que dire alors de l’adorable barcarolle qui vient mettre sur tout cela sa touche de nostalgie finale ? Die Meere, n° 3 de l’opus 20 de Brahms, sur un texte de Müller, est là pour faire regretter, sur fond de miroir des flots ou de songes crépusculaires, que ce récital s’achève déjà ; on aurait aimé aller au-delà de ces trop courtes cinquante minutes si riches en émotions ! D’autant plus que pour nous faire fondre tout à fait, les magiciennes que sont Karine Deshayes et Delphine Haidan bénéficient de la présence au piano de Johann Farjot qui crée pour elles un écrin sonore complice et poétique d’un équilibre parfait.
Enregistré en mai 2019 à la ferme de Villefavard en Limousin, ce CD enchanteur en appelle au moins un autre, celui qui serait consacré à ces mélodies italiennes ou russes évoquées par Karine Deshayes. Mais pourquoi se limiter à celles-là ? Quand on crée une attente, il convient de la nourrir d’espoir.
Son : 9 Livret : 8 Répertoire : 8 Interprétation : 10
Jean Lacroix