Klaus Mäkelä et le public du Concertgebouw célèbrent leur orchestre

par

La Kerstmatinee (« Matinée de Noël ») de l’Orchestre Royal du Concertgebouw d'Amsterdam est une tradition annuelle, confiée pour la quatrième fois à Klaus Mäkelä. C’est lui qui deviendra, en 2027, alors qu’il sera tout juste trentenaire, le huitième directeur musical de cet orchestre historique, fondé en 1888. C’est dire la confiance placée en lui !

Pour cette soirée, il nous est annoncé « un programme basé sur le thème de l’amour », avec les précisions suivantes : « l’amour conjugal » pour les deux piliers du répertoire que sont Siegfried-Idyll de Richard Wagner et Une vie de héros de Richard Strauss, précédés d’« une déclaration d’amour à la musique de Beethoven » avec subito con forza d’Unsuk Chin. Nous verrons que, s’il est indubitable que l’amour a inspiré toutes ces musiques, ainsi que leurs interprétations, d’autres lectures en sont possibles.

Comme c’est d’usage, dans cette salle mythique construite pour cet orchestre en 1888, le chef d'orchestre arrive, du haut de la salle et face au public, par des escaliers d’une quinzaine de marches. Cela installe, d’entrée, un rapport très spécial entre le chef et le public.

Le concert commençait par une courte pièce de la compositrice sud-coréenne Unsuk Chin (née en 1961) : subito con forza. La partition porte l'inscription « À l'occasion du 250e anniversaire de la naissance de Beethoven », et son début tonitruant en cite l’Ouverture de Coriolan, juste avant un murmure des cordes, d’une précision stupéfiante, dans lequel les quatre contrebasses sont particulièrement exposées (elles le seront encore plusieurs fois par la suite). 

On entend d’autres citations de motifs saisissants de Beethoven, ainsi que des plus sauvages du Sacre du Printemps de Stravinsky. L’écriture des instruments à vent utilise des modes de jeux qui apportent des couleurs tout à fait originales.

Il y a une impétueuse énergie dans ces cinq minutes, qui se terminent cependant plus calmement, même si la tension reste maximale jusqu'au bout.

Cette pièce a été créée, précisément, par cet orchestre et par ce chef en 2020, à l’occasion de leur toute première collaboration. C’est aussi entre eux, à n’en pas douter, qu’il y a déclaration d’amour...

Suivait Siegfried-Idyll, une pièce d’une quinzaine de minutes écrite par Richard Wagner (1813-1883) en 1870, pour son épouse Cosima à la double occasion de son trente-troisième anniversaire et de la naissance de leur troisième enfant, Siegfried. 

Il est difficile de mettre plus de tendresse dans la sonorité des violons que dans ce début. La sonorité de l’orchestre, dans cette acoustique légendaire, est exceptionnellement riche.

On sent que Klaus Mäkelä n’a pas envie de sortir de cet état d’esprit aussi caressant (et on le comprend : c’est tellement beau !). Même si, petit à petit, il le doit bien, la musique reste toujours intériorisée. Nous ne sommes pas loin de l’un de ces longs mouvements lents d’une symphonie de Gustav Mahler. Même les parties plus conquérantes sont retenues.

L’amour conjugal ? Certainement. Mais n’est-ce pas davantage celui pour la mère de ses enfants, voire pour ses enfants eux-mêmes, que pour l’épouse ? Après tout, c’est bien le fils qui est cité, et cette interprétation, dans laquelle l’émotion reste contenue, semble exprimer cette joie que l’on éprouve en regardant des enfants jouer, davantage qu’une passion amoureuse avec ses élans démonstratifs.

On en sort comme d’un rêve, avant l’entracte.

En deuxième partie, Une vie de héros, composé en 1898 par Richard Strauss (1864-1949). Pour toute la première partie du concert, l’effectif orchestral était relativement réduit, avec une cinquantaine de musiciens. Cette fois, ils sont au complet : plus d’une centaine.

Il y a six parties dans ce long poème symphonique, qui a les dimensions d’une grande symphonie. Ce fameux héros, c’est tout simplement le compositeur lui-même. On n’est jamais mieux servi...

Les deux premières parties sont relativement courtes : Le Héros (qui va tellement bien à la jeunesse de Klaus Mäkelä), et Les Adversaires du Héros (avec, ici, une sonorité acidulée des vents qui donnent un côté cauchemardesque).

Plus développée est La Compagne du Héros, dans laquelle le violon solo exprime la personnalité de Pauline, l’épouse du compositeur. C’est un véritable concerto, d’une difficulté redoutable. Vesko Eschkenazy s’en joue sans aucun effort apparent, et surtout, on sent à quel point il en a saisi la complexité. Il se permet quelques effets instrumentaux, et ne craint pas de se moquer. Klaus Mäkelä le laisse jouer, ainsi que tout l’orchestre, lequel montre à quel point il est dans son élément avec cette musique.

Dans Le Champ de bataille du Héros, il y a les trompettes en coulisses (qui n’avaient pu sortir autrement qu’à la vue de tous, par ces fameux escaliers, lors du mouvement précédent). Les réponses tourmentées à leurs interventions laissent à penser que la suite ne va pas être de tout repos. L’orchestre au grand complet sonne de façon spectaculaire, sans jamais saturer. Klaus Mäkelä maîtrise tout cela, avec l’autorité qu’on lui connaît. C’est fascinant.

Chaque solo, qu’il soit individuel ou de l’ensemble d’un pupitre, de L'Œuvre de paix du Héros (dans lequel le compositeur place, sans complexe, une vingtaine de citations extraites d’une dizaine de ses propres œuvres) est un enchantement. L’intensité d’écoute qui se dégage de la salle nous fait penser que ce n’est pas seulement l’Orchestre du Concertgebouw, mais aussi son public, qui est ici chez lui avec cette musique.

Dans la dernière partie (Le Retrait du monde du Héros et son Accomplissement), il y a quelque chose de véritablement apaisant à entendre ces thèmes aussi éloquents (par exemple celui de la Résignation, avec des violons somptueux), joués avec autant d’acuité. Les passages qui suivent, qui sont des souvenirs, n’en ont que davantage de relief. Enfin, quand le solo de violon revient, c’est comme une bénédiction.

Alors, déclaration d’amour conjugal, pour une épouse envers qui le compositeur exprime son attachement, mais qu’il raille également ? Ou pour lui-même, en « héros » ? Ou bien encore déclaration d’amour à ce magnifique Concertgebouworkest, à qui l’œuvre est dédiée (ainsi qu’à son directeur musical de l'époque, le mythique Willem Mengelberg, qui a, en un demi-siècle de règne, placé cette formation parmi les toutes meilleures au monde) ?

Ce qui est certain, c’est que, tout au long de cette Matinée de Noël, l’amour entre la musique, le public, l’orchestre et le chef d'orchestre aura été palpable. Un concert émouvant à plus d’un titre.

Amsterdam, Het Concertgebouw, 23 décembre 2024

Pierre Carrive

Crédits photographiques : Tedje Schreurs

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.