Krzysztof Meyer, compositeur rêveur

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Krzysztof Meyer (1943) : Chansons d’un rêveur solitaire pour soprano et orchestre, d’après des poèmes de Paul Verlaine, op. 116 ; Symphonie n° 8 « Sinfonia da requiem », pour chœurs et orchestre, d’après des poèmes d’Adam Zagajewski, op. 111. Claudia Barainsky, soprano ; Chœurs de la Philharmonie Karol Szymanowski de Cracovie, O. de la Radio nationale polonaise de Katowice, direction : Lukasz Borowicz. 2019. Livret en polonais et en anglais ; textes de Verlaine en français, textes de Zagajewski en polonais. 66.08. Dux 1569. 

« C’est un musicien tout à fait exceptionnel », écrivait Nadia Boulanger dans Le Figaro du 7 mai 1970 en parlant de Krzysztof Meyer qui avait suivi plusieurs cours chez elle entre 1964 et 1968, après avoir étudié le piano dans son pays natal, puis la composition auprès, notamment, de Penderecki. Pendant vingt ans, il enseignera à Cracovie où il a vu le jour en 1943, ainsi qu’à la Hochschule für Musik de Cologne. Titulaire de plusieurs prix et distinctions, Meyer a collaboré à de nombreuses revues musicales et rédigé la première étude consacrée à Chostakovitch en polonais (les éditions Fayard en ont publié l’édition française en 1994 - Meyer a connu personnellement Chostakovitch et raconte ses souvenirs). Il est l’auteur d’un grand nombre de partitions : musique de scène, symphonies, œuvres orchestrales, concertos, musique de chambre, vocale et instrumentale, sonates… Le CD Dux qui nous occupe présente deux œuvres récentes de Meyer. Son langage personnel se révèle accessible, il se situe dans une mouvance moderne personnalisée que l’on pourrait qualifier parfois de postromantique, mais qui tend surtout à mettre en valeur les ressources orchestrales ou vocales et à ne pas accentuer l’emphase dans l’expression, tout en conservant à la symbolique du contenu toute sa place d’évocation.  

Les Chansons d’un rêveur solitaire d’après des poèmes de Verlaine (2011-2012) ne sont pas les premiers textes lyriques utilisés par Meyer dans ses compositions. Par le passé, il s’est inspiré de Paul Valéry ou de W.H. Auden. Son choix s’est porté ici sur cinq poèmes, à savoir la célèbre Chanson d’automne (Les sanglots longs/des violons…), Les Soleils couchants, Marine et Sérénade, tous quatre issus des Poèmes saturniens de 1866 ; entre le deuxième et le troisième poème, on découvre en plus un extrait des Fêtes galantes de 1869, Les Coquillages. Le tout baigne dans une atmosphère qui n’est pas sans rappeler la démarche de Mahler dans les Lieder eines fahrenden Gesellen, l’errance et la mélancolie étant au cœur du cycle. Les cordes dominent l’ensemble, avec ajout de la flûte, de la clarinette ou de la harpe selon la nécessité de l’ambiance, la plupart du temps romantique quant à l’émotion, avec des nonchalances résignées ou de surgissantes exaltations. On peut considérer que l’approche du mot, auquel Meyer attache une grande importance, revêt une certaine solennité, mais chaque poème a sa couleur, son intonation mélodique, ses propres accents rythmés. C’est une partition dans laquelle la soprano doit faire preuve d’un réel investissement à travers les arabesques tracées et les circonvolutions. L’Allemande Claudia Barainsky, créatrice de l’œuvre à Düsseldorf en janvier 2013, adapte sa voix aux nécessités ; sous le couvert d’un désenchantement récurrent, son chant prend à chaque fois un relief particulier. Sa prestation est convaincante et habitée face à des pages qui ne sont pas directement séduisantes ; elle est bien soutenue par l’Orchestre de la Radio polonais »( dirigé par Lukasz Borowicz, qui a déjà enregistré pour le même label Dux deux autres CD de partitions de Meyer). 

La Symphonie n° 8 « Sinfonia da requiem » (2009-2013) est d’une autre dimension : c’est un appel à la conscience et à la raison. Elle est dédiée à l’Holocauste, fait référence à la mémoire pour les absents et au souvenir des victimes dont la vie a été interrompue, souvent dès l’enfance. C’est aussi un avertissement contre l’indifférence, face au retour de l’antisémitisme, afin que les atrocités ne se renouvellent pas. On est happé dès les premières mesures de cette œuvre en cinq mouvements, car le chœur est traité à la manière de la tragédie grecque, il est là comme participant pour encadrer le drame. Le processus est habile : le chœur énonce, la musique devient dès lors un commentaire musical poignant, un support d’une charge émotionnelle très forte, dans un contexte de lamentation et d’effets statiques fascinants. Les textes choisis par Meyer sont de la main du poète polonais de tendance classique Adam Zagajewski, né à Lwow en 1945, qui est aussi romancier, traducteur et essayiste. Il a vécu à Paris de 1982 à l’an 2000 avant d’aller s’installer à Cracovie. Son œuvre a été couronnée par divers prix et récompenses. Pour l’auditeur francophone ou même anglophone, il est dommage que le livret ne reproduise les poèmes de Zagajewski qu’en polonais, ce qui le prive de la compréhension profonde du contenu, même si la musique en trace les lignes de force et s’il suffit de se laisser envahir par elle.

Le climat est glacial et lugubre dès l’introduction de la symphonie, le sous-titre du premier mouvement, Jedwabne, rappelle que ce village du Nord-Est de la Pologne fut le lieu du massacre en juillet 1941 de plusieurs centaines de Juifs dans des circonstances épouvantables. Longtemps objets de polémique car attribués aux Einsatzgruppen mais dénoncés par des témoins, il a été établi et reconnu récemment que les faits avaient été perpétrés par des Polonais, les Allemands se contentant de filmer. Les appels vocaux qui semblent sortir de l’abîme de la persécution installent un décor douloureux, qui se prolonge dans l’ambiance désespérée évoquant le ghetto construit par les nazis au sud de Kazimierz après avoir chassé les Juifs de Cracovie, ghetto où furent entassés 20 000 Juifs qui seront assassinés sur place ou déportés (seuls 3 000 d’entre eux survécurent) ; on n’est pas loin de Mieczyslaw Weinberg et de certaines de ses évocations de la Shoah. Si les paroles introduisent le commentaire musical dans les deux premiers mouvements, une inversion se produit dans les deux derniers. C’est l’orchestre qui explicite en notes véhémentes les références à la mémoire, que le chœur va ensuite détailler, la trompette jouant un rôle caustique et amer, comme un écho lointain à celui qui lui est attribué dans l’orchestration de Ravel des Tableaux d’une exposition de Moussorgski. Le tout va se diluer lentement dans le final, jusqu’aux limites du silence. Ces dernières minutes, dont le texte est intitulé Perséphone, rappellent que celle-ci était la reine des enfers mais qu’elle y entretenait aussi un merveilleux jardin, symbole pour les Grecs anciens du retour du printemps. Le message de Meyer peut-il dès lors être vécu aussi comme porteur d’espoir ?

Cette partition noire et tragique, au cours de laquelle des thèmes se croisent et s’entrecroisent pour donner sa cohérence à la plainte incantatoire, est une expérience qui interpelle et dont on ne sort pas intact ; elle dépasse le cadre musical pour entrer dans celui de la mémoire. Les Chœurs de Cracovie et l’Orchestre de la radio polonaise, dirigés par Lukasz Borowicz, donnent de cette symphonie une interprétation engagée et bouleversante. 

Son : 8   Livret : 8    Répertoire : 9    Interprétation : 10

Jean Lacroix

 

 

 

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