La 24è Tribune Internationale des Compositeurs de Belgrade

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Une semaine de musique contemporaine nationale et internationale qui souvre au public. Parmi les événements consacrés à la musique contemporaine en Europe de l’Est, deux festivals sortent du lot, de par leur longévité et leur rayonnement international : l’Automne de Varsovie (Warszawska Jesień), créé en 1956; et la Biennale de Zagreb, dont la première édition a eu lieu en avril 1961. Ayant survécu tant aux restrictions des régimes communistes d’alors qu’aux transitions et troubles qui ont suivi, ils accueillent toujours un large public de mélomanes curieux et passionnés, bien au-delà des cercles restreints des spécialistes. Tous les compositeurs importants des cent dernières années y ont été programmés, aux côtés de la fine fleur de la production locale.
À côté de ces deux événements phare, de nombreuses organisations ont réussi à mettre sur pied des manifestations d’envergure qui offrent au public avec succès et dans la durée un instantané de la création musicale récente, et la Tribune Internationale des Compositeurs de Belgrade, héritière de Musique en Serbie (1976-1991) ainsi que de la Revue des compositeurs yougoslaves dOpatija, en constitue un éloquent exemple. Mis sur pied en 1992 par l’Association des compositeurs de Serbie, suite au démembrement de la Yougoslavie, ce festival annuel d’une semaine, entièrement gratuit, a réussi à s’imposer dans les villes de Sremski Karlovci et de Novi Sad puis à Belgrade comme un événement majeur et nécessaire, tant pour assurer la promotion du milieu aux côtés de compositeurs internationaux, que pour faire découvrir les productions récentes au grand public.

Le compositeur Srđan Hofman, organisateur des premières éditions, en résumait alors les objectifs en ces mots : La « Tribune » a été conçue comme un lieu de rencontre des compositeurs, des musicologues et des interprètes, l'occasion d'échanger des idées, de se familiariser avec différentes préoccupations artistiques, des efforts et des résultats qui, dans leur totalité, reflètent la musique actuelle. Elle vise lexécution, la promotion et la création d'opportunités pour l'évaluation de nouvelles œuvres produites en Serbie, leur confrontation avec les tendances contemporaines de la musique des autres pays et l'affirmation des ensembles et des solistes locaux. 

Depuis 1994, la Tribune présente chaque année le/la lauréat(e) du Prix Mokrajnac, le plus prestigieux du pays, du nom du célèbre compositeur, pédagogue, chef d’orchestre et collecteur de musique populaire Stevan Stojanović Mokrajnac (1856-1914), dont l’effigie figure par ailleurs sur les billets de 50 dinars. Le prix récompense la composition créée l’année antérieure ayant reçu le plus de suffrages de la part du jury, constitué pour l’occasion. Au terme de ces quinze années fondatrices, les oeuvres de plus de cent compositeurs serbes auront été présentées au public. Plus de 350 créations (tous pays confondus) auront également vu le jour durant cette période, constituant une proportion très importante du programme.

Dix années de sélection par Ivan Brkljačić : affirmation dun projet artistique
Nommé responsable du programme de la Tribune en 2007, alors que la présidence de l’association des compositeurs de Serbie passait aux mains d’Ivana Trišić (toujours en poste aujourd’hui), Ivan Brkljačić a décidé d’associer une thématique à chaque édition, et de consolider la présence de compositeurs et d’ensembles internationaux, de par la plus large diffusion d’un appel à oeuvres international (chaque année les organisateurs de la Tribune reçoivent entre 200 et 300 compositions du monde entier). Si les objectifs originaux restent de mise, il s’agit aussi de présenter les oeuvres d’une manière inventive et attirante pour le public, lui permettant de suivre un fil conducteur parmi les nouveautés locales et internationales.
Ainsi, après une édition regroupant les meilleurs moments des quinze premières années, se sont succédé des thématiques aussi variées que les nouvelles miniatures, le théâtre musical, le saut dans l’inconnu, la voix, les « échos de l’espace »… dans des programmes regroupant dans une égale proportion de 50 à 100 oeuvres de Serbie et d’ailleurs en Europe, ainsi que d’Asie, d’Océanie et des deux Amériques, jouées par des ensembles locaux et internationaux. Durant cette décennie, le tandem Brkljačić /Trišić a fonctionné à merveille, définissant un véritable projet artistique soutenu par une excellente organisation lui donnant les moyens d’exister, dans un contexte difficile et peu favorable au développement des musiques nouvelles. En atteste la présence récurrente du Klangforum Wien, ainsi que de nombreux compositeurs et ensembles internationaux.

La Tribune de 2015, une édition tournée vers lavenir
Co-dirigée par Ivan Brkljačić et Branka Popović, qui en assurera la sélection pour les années à venir, la 24è Tribune frappe par l’originalité de sa thématique, les boîtes à musique. Ce fil conducteur sera largement exploité tout au long du festival, du « concert-concept » à la création d’oeuvres spécialement composées pour l’occasion en passant par l’insertion de compositions plus anciennes dans des programmes plus variés.
Innovation de cette édition, le concert d’ouverture a été conceptualisé et mis sur pied par la pianiste Nada Kolundžija, figure emblématique de la nouvelle musique en Serbie. Sous le titre de Kaleidoscope, un concert pour les adultes et les enfants, ce spectacle ambitieux et rassembleur, incorporant le pantomime, la vidéo en temps réel et une mise en scène originale, a tout a fait rempli son rôle de lancement festif, prenant le spectateur par la main pour le mener dans un univers où tout semble possible. Outre l’utilisation intéressante du Toy piano par John Cage et Miloš Raičković (je n’imaginais pas qu’on puisse créer une telle atmosphère avec cet instrument), je retiens surtout de cet événement la beauté des compositions originales pour boîtes à musique de Louis Andriessen, Yannis Kyriakides et Richard Barrett (dont les harmonies m’ont fait penser à l’utilisation d’objets obsolètes par la compositrice canadienne Nicole Lizée), ainsi que la belle pièce Sérénade pour poupée, piano, Debussy, microphones, logique, deux haut-parleurs et Theremin. Malgré quelques flottements dans la mise en scène, l’idée d’ouvrir et de clore le concert par le pantomime a bien fonctionné, et le concert a été un succès, dans la petite salle comble du Théâtre national.
La sélection officielle de la Tribune était ensuite lancée le lendemain, avec l’excellent Construction Site Ensemble (Ansambl Gradilište), en petite formation, dans le hall de la Banque nationale, dont l’acoustique m’a semblé étonnamment bonne pour un tel endroit. Le programme, bien équilibré dans la diversité des styles, proposait les oeuvres de compositeurs du Monténégro (une pièce très réussie pour piano d’après Philip Glass de Aleksandar Perunović), de Macédoine (une oeuvre un peu constructiviste de Darija Andovska), de Serbie (un trio très animé de Dragana Jovanović et un quintette assez lyrique de Milan Mihajlović), de Grèce (une intéressante déconstruction d’hymnes nationaux illustrant une variété de technique d’écriture par Dimitris Marondinis), et de Pologne (une composition pour piano et électronique de Katarina Glowicka très bien construite, à la riche palette sonore, selon moi le point culminant du concert).

Le festival se poursuivait le lendemain avec deux concerts, toujours dans le hall de la Banque nationale. Le premier, donné par le Mixed String Quartet (Mešoviti gudački kvartet, avec hautbois pour deux oeuvres), offrait un programme très dense comme l’exige cette formation classique. Les oeuvres qui m’ont le plus frappé ont été une magnifique et intense méditation de Đuro Živković, pour quatuor à cordes, et une belle pièce narrative du compositeur iranien Hadi AyanBod pour quatuor à cordes et hautbois.
Le second concert de la journée était une carte blanche à la compositrice et chef Carmen Carneci. Son ensemble devotioModerna a magistralement représenté trois générations de compositeurs roumains (avec aussi une oeuvre du serbe Dejan Despić), faisant se côtoyer le jeune Mihai Murariu et les compositeurs plus établis, tels entre autres Stefan Niculescu et Doina Rotaru.
La suite du programme, que je n’ai pu suivre, comportait six concerts à la programmation aussi diverse et intéressante que les premiers. À la suite de devotioModerna, la scène internationale a été présente via l’ensemble lituanien LENsemble (dont la direction artistique est assurée par Vykintas Baltakas, bien connu en Belgique), et le Themus Ensemble de Göteborg, alors que le Movement Trio, le pianiste Vladimir Gligorić, l’ensemble Métamorphoses et le Construction Site Ensemble (au complet cette fois) représentaient les forces vives de Belgrade.

Fait qui m’a frappé à la lecture du programme, très détaillé: le nombre important de compositeurs serbes ayant dû s’exiler et menant de brillantes carrières à l’étranger. Ivan Brkljačić ayant veillé à garder le contact avec tous, il s’agit d’une occasion supplémentaire d’illustrer la diversité des musiques nouvelles, ce que la Tribune assure de manière plus que convaincante. Je conclurai en utilisant la formule chère aux organisateurs du festival : je souhaite bonne chance à Branka Popović et à la Tribune pour ses prochaines éditions!
Bruno De Cat
Belgrade, du 24 au 30 septembre 2015

Pour toute information, ainsi que les archives complètes du festival depuis 1992 (en serbe) et 2007 (en anglais), voir le site de l’Association des compositeurs de Serbie http://composers.rs

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