La Belle au bois dormant à Zürich : vers une réhabilitation de Carabosse ?
Piotr Illitch Tchaïkovski (1840-1893) : La Belle au bois dormant, ballet en un prologue et deux actes. Danseurs : Michelle Willems (la Princesse Aurora), Esteban Berlanga (le Prince Désiré), William Moore (la Fée Carabosse), Jan Casier (la Fée des Lilas), Lucas Valente (le Roi), Inna Bilash (la Reine) ; Ballet de Zürich ; Junior Ballett ; Philharmonia Zürich, direction : Robertas Šervenikas. 2022. Notice et synopsis en allemand et en anglais. 127’45’’. Un DVD Accentus ACC20586. Aussi disponible en Blu Ray.
Lorsque l’on évoque les chorégraphies des ballets de Tchaïkovski, on pense inévitablement à celles de Rudolf Noureev, nourries par l’héritage de Marius Petipa dont le danseur russe d’origine tatare était un admirateur, mais avec lequel il prenait quelques libertés. L’image a bien servi les propositions de Noureev pour Le Lac des cygnes et Casse-noisette à travers le DVD. C’est aussi le cas pour La Belle au bois dormant : qu’il s’agisse de productions à l’Opéra de Paris (NVC Arts), au Bolchoï (Bel Air), au Kirov (Arthaus), à la Scala de Milan (C Major) ou au Royal Opera House (Opus Arte), les noms de ces deux immenses figures du ballet sont présents ou associés. Il existe même, pour les jusqu’au-boutistes, un témoignage unique de Rudolf Noureev dansant lui-même La Belle au bois dormant en 1972 avec la sublime Canadienne Veronica Tennant dans le rôle-titre et le Ballet National du Canada, dans une version abrégée (Vai, 2004), hélas dans des conditions filmées loin d’être irréprochables. La magie de Noureev, qui savait choisir ses partenaires (il suffit de nommer la légendaire Margot Fonteyn ou la gracieuse Sylvie Guillem, nommée étoile à 19 ans par le maître) agit toujours. Il est devenu une figure mythique à laquelle on continue de se référer, comme on a encore pu le constater dans le Gala Noureev proposé le 26 juin 2022 à Vienne par le Ballet de l’Opéra d’Etat, dont le directeur est Marcel Legris.
D’autres chorégraphes ont tenté de se détacher de l’aura de Noureev pour imprimer leur propre lecture d’une partition qui le permet par son originalité, mais qui subit souvent des coupures pour en réduire la durée ou des déplacements de moments musicaux. Noureev ne s’en est lui-même pas privé, et cela ne change guère l’esprit général du ballet. Parmi les audacieux les plus récents figure l’Allemand Christian Spuck (°1969). Formé à Stuttgart, il s’est produit en Belgique entre 1993 et 1995 avec la Need Company de Jan Lauwers et la Compagnie Rosas d'Anne Teresa de Keersmaeker, avant de danser au Ballet de Stuttgart dont il est devenu le chorégraphe entre 2001 et 2012. Il a été nommé, dès la saison 2012/13 directeur du Ballet de Zürich, avec lequel il a signé de retentissantes affiches, notamment un Casse-noisette qui a mis l’accent sur le côté fantastique de l’œuvre plutôt que sur son inscription dans la féerie de Noël. Le Ballet de Zürich est un habitué des versions que certains fans de Tchaikovsky considéreront comme en rupture de tradition ou quasi « iconoclastes » : celle du chorégraphe Heinz Spoerli pour Le Lac des cygnes l’avait montré dès 2010. (Bel Air). La présente Belle au bois dormant de Spuck, captée en juin 2022, risque de susciter des discussions, comme cela a été le cas pour son Casse-noisette. Ces discussions porteront avant tout sur le personnage de la fée Carabosse.
Il faut d’abord s’incliner devant une production qui est un véritable bonheur pour l’œil. Le décor habile de Rufus Didwiszus est une trouvaille : il s’agit d’un immense espace qui symbolise une demeure somptueuse ; le plateau, qui pivote totalement sur lui-même, autorise une chorégraphie facilitée par des colonnes, des portes et des fenêtres. Dans ce vaste contexte, le dynamisme va animer les protagonistes du début à la fin de l’action, quelque peu retravaillée, avec l’une ou l’autre interversion ou suppression de numéros, notamment la plupart des personnages en hommage aux contes de Perrault. Les costumes de Buki Shiff sont brillants et originaux, parfois ébouriffants. Des photographies en couleurs dans la brochure qui habille le DVD en témoignent : grâce mêlée au style et à l’élégance, blancheur pour les fées et la princesse Aurore, avec une touche de transparence bleutée pour cette dernière, noirceur pour la fée Carabosse, équipée de petites ailes (elle n’est pas la seule à en porter), mélange des deux coloris pour le prince Désiré. Les lumières de Martin Gebhardt sont claires, dosées et efficaces. Tout cela ne verse pas dans l’extravagance intemporelle, mais se révèle d’une belle cohérence.
On se régale avec la prestation dansée qui est de haut niveau, ce qui est une habitude à Zürich. Mais il faut mettre de côté tout l’acquis intellectuel que l’on possède face à l’intrigue et au portrait traditionnel d’une fée Carabosse « méchante à souhait ». C’est là que résident la nouveauté et l’audace de la chorégraphie de Christian Spuck, qui a œuvré avec l’imaginatif dramaturge Michael Küster ; à deux, ils avaient déjà proposé le Casse-noisette signalé plus avant et, en 2021, dans le même lieu, de marquants Schubert’s « Winterreise » de Hans Zender et Requiem de Verdi. Ici, le rôle de la fée Carabosse crée une troublante ambigüité. Si elle provoque la piqûre qui va plonger la princesse dans la mort, avant que la fée des Lilas ne transforme son trépas en période de sommeil, c’est comme par mégarde. Le processus connaît des détours, et ce dès le prologue du ballet. On y assiste à une scène étrange : des landaus sont installés, chacun d’eux est sous la responsabilité d’une nourrice. Celui de la petite princesse est l’apanage de Carabosse : lorsqu’elle vient en prendre possession, elle constate que le bébé a été volé (par le roi et la reine, en mal d’enfant), ce qui va la plonger dans une fureur douloureuse.
La suite est conforme à l’action traditionnelle, mais des variantes de situations vont étonner. On ne les citera pas toutes pour laisser au spectateur le plaisir de les découvrir. On en dévoilera deux qui apparaissent comme d’étranges contradictions : c’est Carabosse qui, par un baiser furtif, finira par réveiller Aurore, le prince n’étant pas à la hauteur de sa mission. La fin du ballet est des plus surprenantes : la princesse fait le vide autour d’elle, se débarrassant de tous ses proches, à l’exception de Carabosse, à laquelle une complicité semble l’unir de façon secrète et paradoxale. Si le récit n’est pas toujours d’une absolue évidence et demande une réelle attention, il y a derrière ce choix de « réhabilitation » de la fée maléfique une portée que l’on hésite à taxer de philosophique. On peut y voir l’évocation de sentiments équivoques (où est le bien ? où est le mal ?), et, peut-être aussi, une réflexion sur l’accès à l’âge adulte, avec la part de positif et de négatif que cela peut entraîner. Pour assimiler le processus, on lira avec intérêt l’entretien (en anglais) accordé dans la notice par Christian Spuck, et notamment la distanciation qu’il prend avec la vision historique de Marius Petipa.
On peut bien sûr décider de ne pas se creuser les méninges en se contentant de la magnifique prestation des danseurs dont, comme pour le Casse-noisette, ni la couverture du DVD ni la présentation intérieure ne reprennent l’identité. Il faut attendre la toute fin du spectacle pour que leurs noms apparaissent en surimpression au moment des saluts au public. Ce processus nous apparaît comme peu respectueux des artistes (imagine-t-on un opéra où les chanteurs ne seraient pas nommés ?). On citera en priorité, dans cette distribution remarquable, Michelle Willems en princesse Aurore, silhouette juvénile, pleine de fraîcheur, de finesse et de grâce, et un formidable William Moore en fée Carabosse, tout en ambiguïté, à la fois inquiétant, ironique, protecteur et tireur de ficelles. Complémentaires dans leur obscure ambivalence, ces deux-là crèvent l’écran, comme c’était déjà le cas dans le Casse-noisette cité. Peut-être plus réservé, mais le scénario de la production le justifie, Esteban Berlanga est un prince à la flamme amoureuse que l’on qualifiera de moyenne. La fée des Lilas est incarnée par Jan Casier, qui a des traits de bonhomie légers et même comiques. Quant au groupe des fées, il met de la lumière sur le plateau par sa fragilité. Le Roi (Lucas Valente) et la Reine (Inna Bilash) forment un couple un peu perdu dans une situation qui semble les dépasser : ils apparaissent plus bourgeois qu’aristocrates. Toute la chorégraphie est soignée, mouvements et évolutions millimétrés, ensembles, solos ou duos léchés et visuellement attrayants. Quant à la musique, elle est dirigée avec élégance et souplesse par le chef lituanien Robertas Šervenikas ; elle permet aux danseurs de se mouvoir avec aisance.
Voilà une production qui sort de l’ordinaire et entraîne une constatation : avec des perles du répertoire, il est possible de faire preuve de totale créativité et d’imagination hardie, même si cela bouscule les habitudes acquises pour les mener dans un dédale de prises de position qui interpellent. Mais n’est-ce pas la mission de l’art d’être en perpétuel renouvellement ? En ce qui nous concerne, ce type d’approche nous séduit tout à fait, car la beauté demeure intacte tout au long du parcours, en incitant à l’ouverture d’esprit.
Note globale : 9
Jean Lacroix