L’éblouissante maturité de la violoncelliste Camille Thomas  

par

Voice of hope. M.Ravel (1875-1937) ; C.W.Gluck (1714-1787) ; H.Purcell (1659-1695) ; F.Say (1970-) ; M.Bruch (1838-1920) : R.Wagner (1813-1883) ; A.Dvorák (1841-1904) ; J.Williams (1932-) J.Massenet (1842-1912) ; G.Donizetti (1797-1848) ; V.Bellini (1801-1835) – Camille Thomas, violoncelle – Brussels Philharmonic – Dir : Stéphane Denève et Mathieu Herzog – Livret en anglais, allemand, français – 1 CD Deutsche Grammophon 

Ce disque-là aurait dû paraître en mars si le confinement n’avait bousculé l’agenda. Mais avec un titre tel que « Voice of hope », il ne pouvait mieux tomber qu’en ces moments troublés. Car c’est bel et bien l‘espoir que chante la jeune violoncelliste franco-belge Camille Thomas dans cet enregistrement magistral, son deuxième pour Deutsche Grammophon, aux  côtés du Brussels Philharmonic. On se souvient de son précédent album, un Saint-Saëns/Offenbach qui scellait avec brio, à 29 ans, son contrat d’exclusivité avec le label jaune. Mais cela, c’était il y a trois ans déjà -une éternité à son âge-, le temps de mûrir ce nouvel opus, aussi impressionnant par son inépuisable musicalité que la brillante architecture du programme. Lequel, à l’évidence, va dérouter les amateurs de parcours convenus.

Ce voyage imaginaire, elle l’a en effet bâti autour du fascinant concerto Never Give Up (Ne jamais renoncer) de Fazil Say, écrit par le pianiste et compositeur turc en mémoire des attentats d’Istambul et du Bataclan à Paris. Voici donc gravé en première mondiale par celle qui en fut la muse -et qui le créa au Théâtre des Champs-Elysées en 2018- ce concerto qui, dit-elle, bouleverse profondément le public chaque fois que je l’interprète en concert. On confirme...

Œuvre puissante et accessible, ce dont peu de créations contemporaines peuvent se targuer, Never Give Up tient autant de la métaphore guerrière que de la profession de foi en l’avenir d’une humanité enfin débarrassée de ses démons. Le premier mouvement est fiévreux, à l’image du monde et de son chaos. Le second, Terror, glace le sang, avec les pleurs du violoncelle cernés par les caisses claires en rafales de kalachnikov. L’ultime mouvement, enfin, c’est celui du ressac, de l’eau qui bruisse, de la nature et de la vie qui reprennent leurs droits… Un final utopique ? Peut-être. Une salutaire catharsis, à tout le moins pour une musicienne qui a fait de son art un accomplissement existentiel, porteur d’un message résolument humaniste. La musique n’a de sens à mes yeux que si elle traduit un engagement en faveur de l’ouverture à l’autre. L’art, s’il veut être digne de ce nom, est avant tout un partage.

Pour accompagner les 20 minutes d’un tel concerto, il fallait oser un programme fort, vrai, authentique, en évitant un répertoire de salon ou de concert. Oser sortir en somme de ces formats qui rassurent le public et les labels, mais ne surprennent plus et émeuvent encore moins. Rien de cela ici. Le postulat selon lequel l’harmonie finit par triompher de la noirceur -le propos de Fazil Say autant que le sien- a poussé Camille sur une voie initiatique, exigeante, et dont le mélange des genres, sans complexe, inscrit résolument la jeune violoncelliste classique dans une époque qui ne l’est plus.

Elle a ainsi choisi d’entamer cette démarche si personnelle avec l’intense Kaddisch de Ravel, la prière des morts juive dont certains accents orientaux, insiste-t-elle, rappellent l’universalité de toute quête spirituelle. Se sont très vite imposés également le Kol Nidrei de Bruch, le Grand Pardon, mais aussi le thème que John Williams imagina pour La Liste de Schindler, dont il n’est pas besoin de rappeler l’horreur à laquelle elle se réfère.
Mais l’ombre n’existe cependant pas sans la lumière. Le violoncelle prend sa revanche, et nous invite à l’amour, à la tendresse, au bonheur simple. Bulle sentimentale avec les Träume (Rêves), dernier des Wesendonck- Lieder de Wagner, prémices au duo de Tristan. Douce mélancolie avec la Chanson que ma mère me chantait de Dvořák. Bonheur simple avec la Danse des esprits bienheureux, de l’Orphée de Gluck…

Etonnant itinéraire, on l’a dit, qui offre pour ultimes rendez-vous de grands airs d’opéras, habilement transcrits par le chef et altiste Mathieu Herzog. Encore un choix assumé par Camille, que la voix humaine a toujours fasciné et dont l’instrument, aux vibrations si charnelles, célèbre le Werther de Massenet, s’enivre de l’Elisir d’amore de Donizetti, et sublime, le mot n’est pas trop fort, le Casta Diva de Bellini dans une version instrumentale d’anthologie.

Car la magie de ce disque ne tient pas qu’au message généreux qui le sous-tend. Depuis toujours, Camille joue pour « des causes » et cet enregistrement n’y échappe pas, dont une partie des bénéfices iront à Unicef France, car l’espoir, c’est l’enfance, donc l’éducation… 
Non, ce qui fascine est ailleurs. On veut parler de cette fusion absolue entre la jeune femme et le somptueux Stradivarius Feuermann de 1730 prêté par la Nippon Music Foundation. On fond devant cet archet d’une longueur infinie, capable de toutes les sautes d’humeur, du grave le plus tellurique à l’aigu le plus céleste -peu de chanterelles ont atteint de telles cimes. On se régale de cette virtuosité jamais gratuite, au service d’une palette de couleurs jubilatoire. On déguste ces timbres aux mille nuances, du plus intime des bruissements à la plus suave des confidences...

A savourer un tel rendez-vous, on repense aux disques « de jeunesse » de Camille Thomas, à ses « Russian colours » en tandem avec la pianiste suisse Béatrice Berrut (Fuga Libera, 2013), et plus encore à ses « Réminiscences » en l’excellente compagnie de Julien Libeer (La Dolce Volta, 2016). Tout y était déjà en place, maîtrise technique et sensibilité extrême. L’on garde bien sûr intacte encore aujourd’hui l’impression d’alors, nourrie par la découverte d’une musicienne à la sonorité d’exception (notamment dans une bouleversante transcription de la sonate pour violon et piano de Franck). Mais le chemin parcouru en si peu d’années, cette maturité ciselée dans l’airain à 33 ans à peine, interpellent. Alors, quand la plus solaire des violoncellistes affirme que la musique est plus grande que nous, on la croit d’autant plus que sa quête d’absolu est la seule voie possible dans un monde en dérive. Ne jamais renoncer…

  Son : 10 – Livret : 8 – Répertoire : 10 - Interprétation : 10 

Stéphane Renard

 

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