La force brûlante du dépouillement

par

György Kurtág (1926): Scenes ; Scènes d’un roman, Op. 19 ; Huit duos pour violon et cymbalum, Op. 4 ; Sept mélodies, Op. 22 ; Souvenir d’un soir d’hiver, Op. 8 ; Extraits des Sudelbücher de Georg Christoph Lichtenberg, Op. 37a ; Hommage à Berényi FerencViktoriia Vitrenko (soprano), David Grimal (violon), Luigi Gaggero (cymbalum), Niek de Groot (contrebasse). 2019-DDD-61’24-Textes de présentation en allemand et anglais- Audite 97.762

Nombreux sont ceux qui tiennent György Kurtág pour le plus grand compositeur vivant même s’il est loin d’être l’un des plus populaires, étant aussi l’un des plus discrets, voire des plus secrets. Cette renommée restreinte est d’abord due à la quasi absence dans l’oeuvre du compositeur hongrois d’oeuvres de grande envergure : on trouvera dans son catalogue exactement une oeuvre pour grand orchestre (Stele, 1994), deux concertos, et un opéra -Fin de partie, d’après Beckett- créé après huit ans de travail (le compositeur est réputé pour la lenteur et la méticulosité de son travail) à la Scala en 2018.
Rigoureux et exigeant pour l’interprète comme pour l’auditeur, Kurtág n’est certainement pas un compositeur d’agrément. S’il n’est l’imitateur de personne, il est un descendant direct de Beethoven et de Bartók -faisant siennes la radicalité intellectuelle et l’absolue intégrité de ces maîtres- comme de Webern dont il partage l’art qui consiste à condenser un univers en un laps de temps extrêmement court (à titre d’exemple, le présent enregistrement regroupe pas moins de 57 morceaux). Esthétique et éthique ne font qu’une chez lui et imposent d’aller directement à l’essentiel en supprimant tout ce qui est superflu, ornemental, joli. Dans une esthétique proche de celle du haiku, il s’agit d’exprimer une émotion vraie d’une façon comprimée et précise ne laissant aucune place au sentimentalisme. Cet art volontairement austère, cette façon de ne souhaiter exprimer que l’essentiel pourrait paraître ardu, voire rebutant à certains. Mais l’écoute attentive suffit pour rapidement percevoir la force brûlante de cette musique qui s’imposera avec évidence à ceux et celles pour qui ces fulgurants aphorismes sont capables d’en dire autant que toute une symphonie. 

Curieusement, les quinze mélodies du cycle Scènes d’un roman pour soprano, cymbalum, violon et  cymbalum sur des poèmes en russe de Rimma Dalos font parfois mentir cette réputation d’austérité, le compositeur faisant preuve de temps en temps d'une ironie un peu grinçante qui évoque Kurt Weill, cet autre ennemi de la fioriture. 

Les Huit duos pour violon et cymbalum nous montrent un Kurtág digne émule de Webern par l’extrême concision de chaque morceau et la totale concentration de la pensée musicale. Tout est ici ramené à l’essentiel dans une musique apparemment pauvre, mais si riche pour qui se donne la peine d’écouter. 

Les Sept mélodies, Op. 22 pour voix et cymbalum sont d’une beauté rare.  L’impression de calme, de repos, de stase même rappelle très fortement la musique vocale de Webern. Comme chez son illustre prédécesseur, on perçoit à quel point la musique est l’interruption du silence. Le texte de la troisième -qui ne compte qu’un seul vers- ne dit-il pas : Où commence le silence ? La dernière mélodie illustre, elle, avec une infinie délicatesse un haiku de Kobayashi encourageant un escargot à lentement, doucement entreprendre l’ascension du Fuji Yama.

Les quatre mélodies de Souvenir d’un soir d’hiver, Op. 8 (pour soprano, cymbalum et violon) en reviennent à un style vocal plus animé, bartókien, alternant cependant avec des moments d’un lyrisme inattendu. 

Kurtág fait tenir en un quart d’heure 22 mélodies illustrant brillamment des extraits tirés des Sudelbücher de Georg Christoph Lindenberg (1742-1799). La finesse de la composition -pour soprano et contrebasse- est le parfait reflet des spirituels et ironiques aphorismes du poète, physicien et philosophe allemand. 

L’Hommage à Berényi Ferenc 70 -pièce pour cymbalum seul écrite pour fêter les 70 ans de ce peintre hongrois et émouvante illustration de cette beauté du dépouillement si propre à Kurtág- clôt magnifiquement cet enregistrement dont tous les interprètes méritent les plus vives louanges, à commencer par la brillante et sensible soprano Viktoriia Vitrenko, dont la voix claire, la fine sensibilité et la technique assurée sont ici idéales. On louera tout autant les belles contributions du violoniste David Grimal, du sensible cymbalumiste Luigi Gaggero et de l’éblouissant contrebassiste Niek de Groot. 

Petite remarque : si le livret permet de télécharger les textes de Lichtenberg sur smartphone au moyen d’un code QR, retrouver les autres textes chantés sur internet exigera un certain effort. Quel dommage qu’une production aussi soignée (prise de son parfaite qui ravira les amateurs de l’esthétique de Manfred Eicher chez ECM) n’ait pas repris dans le livret tous les textes mis en musique par Kurtág.

Son 10 - Livret 8 - Répertoire 10 - Interprétation 10

Patrice Lieberman

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.