Evgeni Koroliov et Chopin : un espace d’intimité poétique
The Koroliov Series Vol. XXII : Feuilles nocturnes. Frédéric CHOPIN (1810-1849) : Nocturnes op. 9/1, op. 15/3, op. 37/1, op. 55/1, op. 62/1, op. 72, 1 et op. posth. en do mineur ; Valses op. 64/2 et 3, op. 70/2 ; Etudes op. 10/6, op. 25/1 et 2 ; Trois nouvelles Etudes n°1 ; Mazurkas op. 33/4, op. 59/1 et « Notre temps » n°2. Evgeni Koroliov, piano. 2020. Livret en anglais, en allemand et en français. 74.46. TACET 257.
Le label TACET a entrepris depuis longtemps des « Séries Koroliov » dont le présent volume XXII est consacré à un récital varié de pièces de Chopin au titre évocateur de « Feuilles nocturnes ». Né à Moscou en 1949, Evgeni Koroliov a eu des professeurs prestigieux : Anna Artobolevskaïa, Heinrich Neuhaus, Maria Yudina, Lev Oborin et Lev Naoumov. Ce détenteur de récompenses dans plusieurs concours internationaux (Concours Bach à Leipzig en 1968, Concours Van Cliburn au Texas en 1973, Prix Clara Haskil à Vevey-Montreux en 1977, Concours de Toronto 1985) est aussi un pédagogue réputé. Pendant une quarantaine d’années, il a enseigné à la Hochschule für Musik und Theater de Hambourg ; Anna Vinnitskaya est l’une de ses élèves. La discographie de Koroliov couvre tout un pan du répertoire, de Haydn à Ligeti en passant par Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann, Brahms, Debussy, Ravel, Stravinsky, Chostakovitch ou Messiaen. Sans oublier Bach, qu’il faudrait sans doute citer en tout premier lieu. A l’âge de 17 ans, il jouait en public le Clavier bien tempéré à Moscou. Depuis lors, cette dernière partition, mais aussi L’Art de la fugue ou d’autres pièces comme les Suites françaises qui ont suivi, ont été saluées par la critique internationale qui reconnaît en Koroliov l’un des meilleurs spécialistes de Bach.
Fondé en 1989 à Stuttgart par Andreas Spreer, le label TACET a donné à Koroliov une visibilité discographique importante en entamant ces « Séries Koroliov » par Bach, bien sûr (cinq volumes publiés), suivi par Tchaïkovsky, Prokofiev, Schubert (trois volumes) et d’autres compositeurs déjà cités. Certaines gravures sont dévolues au Duo Koroliov, Evgeni jouant alors avec son épouse Ljupka Hazdi-Georgieva. Les volumes XI (Mazurkas) et XIII (œuvres diverses) ont déjà été réservés à Chopin. Ce numéro XXII est donc le troisième consacré au Polonais.
C’est un itinéraire profondément intimiste que l’on peut ici parcourir, un peu à la manière dont le fait le signataire d’une notice très personnelle, le flûtiste et compositeur Wolfgang Wendel. Ce conférencier renommé fait allusion à des moments de la vie de Chopin, notamment à la relation avec George Sand, mais il fait aussi référence à d’éclairantes citations de contemporains, comme celle du marquis Adolphe de Custine qui s’adresse au compositeur : « Vous avez gagné en douleur, en poésie ; la mélancolie de vos compositions pénètre plus profondément dans les cœurs ; au milieu de la foule on est seul avec vous ; ce n’est pas un piano, c’est une âme, et quelle âme ! ». Cette citation décrit à merveille la sensation que l’on éprouve à l’audition de ce récital aux variations infinies, d’une rêveuse musicalité et d’une fluidité incessante. L’intitulé a été profondément réfléchi et correspond tout à fait à cette image de mélancolie et de rêve éveillé que suscitent en nous les mots « feuilles nocturnes » à travers des images délicates, raffinées ou songeuses.
Deux Nocturnes ouvrent la porte du CD avec une discrétion infinie, l’abandon de l’op. 9/1 et son charme mélodique préparant avec une intensité retenue le climat instable de l’op. 15/3. Suivent trois Valses, la caressante et effleurée op. 70/2, les 2 et 3 de l’op. 64, douces et pensives, dans lesquelles le temps semble distendu. La fluidité du discours qui traverse tout ce panorama chopinien, à la fois fascinant et lumineux (la clarté peut aussi surgir entre les « feuilles nocturnes » !), est encore présente dans quatre Nocturnes dont le drame de l’op. 55/1 et le mystère de l’op. 62/1 sont entourés par Koroliov d’une fragilité qui les rend féeriques. Il faudrait citer et creuser en profondeur chacune des dix-sept pages (« feuilles », que ton nom est ici bien choisi !) que le pianiste approfondit dans une recherche de la beauté sonore et de la ligne d’un chant poétique infini. On sent que ce virtuose est épris aussi de peinture, d’architecture, de littérature et en particulier de lyrisme. Il dessine des paysages intérieurs (le Nocturne op. Posthume qui conclut le récital ouvre les portes de l’inconsolabilité) et esquisse des mini-tableaux, au cœur desquels les Etudes sélectionnées, dont celles de l’op. 25/ 1 et 2, font la preuve que la maîtrise technique peut s’inscrire dans le souci de l’émotion et de la vibration, en différenciant les notes, même celles qui semblent trembler, comme si chacune d’elles avait une importance fondamentale et n’était semblable à aucune autre.
Dans cette optique, Koroliov livre son univers chopinien avec une vérité qui est sans doute celle de l’idéal qu’il vit dans son âme d’artiste. Nous rejoignons Wolfgang Wendel lorsqu’il écrit que « Koroliov a par son jeu élevé les sublimes royaumes de Chopin à un niveau où ils peuvent être vécus par et en nous, auditeurs. » C’est en cela que réside le secret de ce récital que nous plaçons très haut pour sa part d’ombre et de lumière qu’il illustre avec un sens du partage auquel on ne peut pas résister. Cet enregistrement a été effectué en février 2019 à Berlin, dans la Jesus-Christus-Kirche, sur un Steinway D-274, dont Koroliov fait rayonner toute la palette de couleurs.
Son : 10 Livret : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix