La poignante luxuriance des concertos de Thomas de Hartmann
Thomas Alexandrovitch de Hartmann (1885-1956) : Concerto pour violon et orchestre op. 66 ; Concerto pour violoncelle et orchestre op. 57. Joshua Bell, violon/Orchestre Symphonique de Lviv, direction Dalia Stasevska ; Matt Haimovitz, violoncelle/Orchestre symphonique de la Radio de Leipzig, direction Dennis Russell Davies. 2022 et 2024. Notice en anglais. 65’ 52’’. Pentatone PTC 5187 076
Même si son patronyme ne l’indique pas a priori, Thomas de Hartmann est un compositeur ukrainien, dont la connaissance, au-delà des frontières de son pays, ne s’est développée que depuis 2006, année des cinquante ans de sa disparition, grâce à la mise en place d’un « Projet Thomas de Hartmann » initié par le pianiste Elan Sicroff (°1950) et le guitariste Robert Fripp (°1946). Ce dernier est un adepte des thèses d’essence spiritualiste du philosophe d’origine arménienne Georges Gurdjieff (1877-1949), qui prône l’harmonie des forces vitales de l’être humain avec l’ordre cosmique. De Hartmann rencontra Gurdjieff en 1916 et entreprit avec ce dernier une collaboration d’une douzaine d’années en France, qui engendra des dizaines de pièces de musique sacrée de l’Est, une « musique objective » qui s’adresse aux émotions et à la psyché de l’auditeur. On lira plus de détails dans la notice que signe Elan Sicroff. Le « projet de Hartmann » s’est concrétisé, au cours des années récentes, par des gravures chez Toccata (musique orchestrale) et chez Nimbus (musique de chambre, pour piano par Elan Sicroff, et mélodies). Cette fois, Pentatone propose deux très remarquables concertos, pour violon et pour violoncelle, dans des interprétations transcendantes. Elles placent le compositeur sous les feux de l’actualité discographique.
Né dans le nord de l’Ukraine, à Khoruzhivka, dans une famille d’aristocrates russes, de Hartmann s’est formé au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, avec, pour le piano, Anna Essipova (1851-1914), une élève de Theodor Leschetizky qui deviendra l’épouse de ce dernier, et avec Anton Arensky, puis Serge Taneyev pour la composition. Dès 1907, il est applaudi pour son ballet La Fleurette rouge, dansé notamment par Nijinsky et Anna Pavlova. Il est à Munich l’année suivante et se lie d’une amitié indéfectible avec Wassily Kandinsky, ce qui explique la présence d’une peinture de ce dernier sur la couverture de l’album, et se joint à l’avant-garde artistique. Après la rencontre de Gurdjieff, il se rend au Caucase lors de la Révolution de 1917, puis en France, en région parisienne, où il retrouve le mystique avec lequel il travaille. Il gagne sa vie en écrivant de la musique pour le cinéma. À partir de 1934, sa production personnelle prend de l’ampleur. Sa musique (sept concertos, quatre symphonies, des suites, des ballets et un opéra) est appréciée ; il se lie d’amitié avec Paul Tortelier, Jean-Pierre Rampal ou Marcel Moyse, et avec les chefs d’orchestre Eugène Bigot et Serge Koussevitzky, qui seront ses interprètes, y compris Pablo Casals qui le jouera au Festival de Prades. En 1950, Il s’établit aux Etats-Unis, où il mourra après avoir orienté son écriture vers un langage plus moderne, alors qu’auparavant, il a surtout composé dans un style romantique tardif.
Avec les deux partitions ici réunies, on atteint les sommets d’une inspiration à la fois intérieure et passionnée. Le Concerto pour violon, véritable chef-d’œuvre, a été composé en 1943 à Garches, en Île-de-France, où de Hartmann s’installa lorsque les Allemands occupèrent l’Hexagone. Il le dédia à un ami, le violoniste juif Albert Bloch, qui ne put le créer, étant mort en exil. C’est le premier violon des Concerts Lamoureux, Georges Alès (1903-1996) qui s’en chargea en mars 1947, sous la direction d’Eugène Bigot. Il en existe une version privée, réalisée en 1963 à l’initiative de la veuve du compositeur, avec le même soliste, lors d’un concert de la Radio de Paris. Le musicologue américain Evan A. MacCarthy précise dans la notice que ce concerto est une déploration face à la destruction de l’Ukraine pendant la Seconde Guerre mondiale ; le parallèle avec la situation actuelle est patent dans cette gravure réalisée à Varsovie en janvier 2024.
En quatre mouvements, dans une orchestration chaleureuse et haute en couleurs, l’œuvre, très virtuose, inclut un thème inspiré de l’air traditionnel Kamarinskaya (danse et chanson) que Glinka orchestra en 1848, des passages qui ressemblent à un chant de détresse crié par l’archet du soliste, avec des climax orchestraux, des moments d’un lyrisme douloureux (l’Andante, dialogue entre le soliste et les cordes), un bref Menuet fantasque (avec les cordes en sourdine) et un Vivace final brillant. Passionnante de bout en bout, la partition bénéficie de l’investissement total de l’Américain Joshua Bell (°1967), très engagé, très attentif aux douleurs énoncées, maniant la lamentation avec une sincérité émouvante. La phalange ukrainienne de Lviv, conduite par Dalia Stasevska, confère à ce « concerto klezmer », comme le nommait le compositeur, un élan et un enthousiasme qui emportent une totale adhésion.
Tout aussi imaginatif, le Concerto pour violoncelle en trois mouvements (1935) fut créé à Boston en avril 1938 par Serge Koussevitzky, avec Paul Tortelier, qui le jouera lors de concerts jusque dans les années 1950. Bien que non juif, de Hartmann utilise des thèmes de ce folklore pour dénoncer l’horreur des persécutions alors en vigueur en Allemagne. Cela donne une partition poignante, dont les mélodies se nourrissent de couleurs contrastées et d’un flux lyrique intense et prenant. L’Andante central, avec son accompagnement par les cordes et la harpe, les vents et la percussion s’y ajoutant de manière irrégulière, symbolise, selon les propos du compositeur, la prière du peuple éprouvé. Magnifiquement servie par Matt Haimovitz, (°1970), qui en cisèle intensément toute la substance émotionnelle, partagée par l’Orchestre de la Radio de Leipzig mené par Dennis Russell Davies, cette partition, gravée en 2022, trois mois après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, est, comme le Concerto pour violon, une véritable découverte, qui enrichit le répertoire de l’instrument.
Cet album, à acquérir sans délai, est un hommage magistral à deux concertos qui mériteraient de figurer à l’affiche de maints concerts, leur actualité symbolique étant de plus en phase avec les menaçants soubresauts de notre temps.
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix