Le Bien triomphe du Mal : deux rares oratorios de Gdansk (1747) et Modène (1687)

par

Musica Baltica 9. Johann Daniel Pucklitz (1687-1764) : La Conduite et la mort très différentes des impies et des craignant Dieu. Ina Siedlaczek, soprano. David Erler, alto. Georg Poplutz, ténor. Thilo Dahlmann, basse. Goldberg Baroque & Vocal Ensemble, direction Andrzej Mikołaj Szadejko. Juin 2021. Livret en anglais, français, allemand. Texte des chants en allemand et traduction trilingue (anglais, français, polonais). TT 54’53 + 63’36. SACD multicanal. MDG 902 2241-6.

Antonio Giannettini (1649-1721) : L’Uomo in Bivio, oratorio. Francesca Boncompagni, soprano. Marta Fumagalli, mezzo-soprano. Massimo Altieri, ténor. Salvo Vitale, basse. Cantar Lontano. Ziga Faganel, Klodiana Babo, violon. Anselmo Pelliccioni, violoncelle. Daniele Rosi, contrebasse. Pedro Alcacer, théorbe. Marco Mencoboni, clavecin et direction. Novembre 2016. Livret en anglais, français, allemand. Paroles en langue originale (italien) non traduite. TT 41’55 + 44’06. Glossa GCD 923524

Pour cette neuvième parution de la série Musica Baltica qui nous révèle les trésors musicaux de Gdańsk et ses environs, Andrzej Szadejko a choisi un vaste oratorio écrit en 1747 par un fonctionnaire municipal, alors réputé comme organisateur de concerts. Sur un livret qu’on pense de la main de notables locaux, les deux parties de cette œuvre allégorique évoquent successivement le trépas d’un mécréant puis d’un croyant, qui a su se détourner des vains plaisirs terrestres. La notice fournit quelques exemples d’un suggestif langage musical, dont le tourment des âmes damnées (Fallt ein, ihr Berge) est le plus éloquent. Oublions une fade et plate Sinfonia introductive, et savourons plutôt les exceptionnelles trouvailles orchestrales : l’usage du « verrillon » illustrant l’approche de la mort (il est ici joué par Anna et Arkadiusz Szafraniec de GlassDuo, deux spécialistes internationaux de cet instrument), et le recours à la lyre et au Zimbelstern pour la musique angélique du Gloria sei Dir gesungen.

On ne sait si c’est la partition ou son interprétation qui rendent si vacillant et trouble le duo Bewundernswerte Glaubenskraft! D’autant que le timbre clairet de la soprano n’est pas des mieux flatteurs (Weg kurze Freude dieser Welt!). Certains épisodes solistes sont en tout cas très convaincants, comme Thilo Dahlmann dans le Ach! Jerusalem, du schöne (sur un délicieux camaïeu de trompettes et cors) et dans le Gebet meinen Leib der Gruft accompagné par le virtuose basson de Leszek Wachnik. L’ensemble Goldberg, tant son petit chœur que son collectif instrumental, s’acquittent honorablement, même si l’on aurait souhaité un surcroît de stimulation et d’enthousiasme, qui semblaient plus patents dans les précédents albums consacrés à Johann Valentin Meder et Johann Freislich. Sous ses atours simplistes et moralisateurs, la partition semble appeler davantage de sensualité, d’imagination voire une certaine fantaisie qui nous manquent ici malgré tous les soins pour la tirer de l’oubli.

En tout cas, cet oratorio, dont le docteur Szadejko a pu reconstituer les quelques parties disparues, s’écoute avec intérêt. Ne ratez pas le féérique chœur final, ni l’air Erwünschte Todesstunden par Georg Poplutz, empreint d’une ambiance quasi-surnaturelle. Extraordinaire moment où le temps suspend son vol, saturé d’une poésie et d’une invention sonore qu’on n’associerait jamais au répertoire baroque, et qui en quelques minutes érigent le modeste Pucklitz comme un Ravel du XVIIIe siècle.

Giannettini naquit à Fano dans les Marches, gagna tout jeune Venise où il se distingua comme chanteur et même comme organiste à la basilique San Marco. Il rejoignit Modène en 1686, pour diriger la musique du Duc d’Este, un poste qu’il conserva jusqu’à sa mort. La bibliothèque de cette ville conserve quelques œuvres de ce compositeur surtout connu pour sa production vocale, dont ce L’Uomo in Bivio que nous entendons ici. Il date du tout début de cette seconde période de sa carrière, son titre signifie « L’homme à la croisée des chemins ». L’argument moraliste de cet oratorio d’une petite heure et demie repose sur un duel entre l’ange et le diable qui se disputent la vertu d’un jouvenceau tenté par les plaisirs éphémères, mais qui finalement choisit la droiture pour le salut de son âme. Marco Mencoboni s’était penché dès les années 1990 sur ce compositeur dont il exhuma les Vêpres de 1717. Le présent album capté voilà plus de cinq ans est paru en 2021 pour le tricentenaire de sa naissance.

L’équipe a ici opté pour un effectif chambriste (chœurs réduits à un par partie, quintette instrumental). L’incarnation du Testo (Massimo Altieri) et du Uomo (Marta Fumagalli) s’avère trop neutre et manque globalement de flamme, sinon de personnalité. Leur dramatisation comme leur timbre s’indiffèrent dans l’anonymat. On risque l’ennui dans leurs solos en berne, d’autant que la participation instrumentale accompagne finement mais sans grand enthousiasme. On saluera plutôt l’Ange de Francesca Boncompagni (superbe filé de China lo sguardo a terra) et l’impressionnant Démon de Salvo Vitale, dont les airs soulèvent l’intérêt (électrisant A guerra, a battaglia!), et dont le duo Mentitor, Vantator se révèle à la hauteur de l’enjeu. Les quelques chœurs ne manquent pas d’éloquence, que ce soit ceux du ciel (E un lampo fugace), le grinçant Eccoci pronte all’opra ou le tableau des antres mortifères.

Bilan au demeurant contrasté : une intéressante partition, abordée et interprétée avec sérieux, mais dont la distribution inégale compromet le projet, et dont la découverte aurait mérité un surcroît de conviction collective. L’attrait de l’auditeur reste comme le titre de cet oratorio : tenté, indécis, et partagé. En dents de scie au gré des interventions solistes. Dans ce double-album, l’indéniable talent de Marco Mencoboni et sa troupe, déjà remarqué dans des enregistrements consacrés à Diego Ortiz, Ghiselin Danckerts ou Claudio Monteverdi, apparaît-il vraiment au niveau de leurs valeureuses capacités ?

MDG : Son : 8 – Livret : 9 – Répertoire : 8,5 – Interprétation : 8

Glossa : Son : 8 – Livret : 8 – Répertoire : 9 – Interprétation : 6,5

Christophe Steyne

 

 

 

 

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