Le Codex Las Huelgas visité par Jordi Savall, un probable objet de discussions

par

Codex Las Huelgas. Bestiaire et Symboles du divin. 1300-1340. La Capella Reial de Catalunya ; Hespèrion XXI, direction Jordi Savall. 2021. Notice en français, en espagnol, en anglais, en catalan, en allemand et en italien. Textes originaux en latin, avec traductions française, anglaise et espagnole. 64.11. AliaVox AVSA9951.

L’infatigable Jordi Savall (°1941) ajoute à son énorme discographie sa propre version musicale du Codex Las Huelgas « à partir du manuscrit et de consultations des transcriptions de Higini Anglès et Juan Carlos Asensio ». Ce volume en parchemin de 170 folios est un trésor issu du riche monastère cistercien de Burgos, fondé en 1187 par le souverain de Castille Alphonse VIII et son épouse Aliénor, fille d’Aliénor d’Aquitaine, et est dédié à « Sainte Marie la royale ». Pour une analyse historique, on se référera au texte de la notice intitulé « La singularité d’un manuscrit médiéval et son contexte », signé par le musicologue Juan Carlos Asensio Palacios, membre de la Schola Antiqua depuis plus de vingt-cinq ans. Rappelons que, dès 1905, un moine bénédictin signala la découverte dans un livre, sans lui accorder une grande importance, avant que le prêtre espagnol et musicologue grégorien Higini Anglès (1888-1964) ne publie en 1931 trois volumes, avec un commentaire érudit et un facsimile avec photos en noire et blanc. Ce monastère féminin était un haut lieu de culture, les religieuses provenant de couches supérieures de la société. Dans sa présentation, le spécialiste espagnol précise que la présence d’un manuscrit polyphonique dans un tel lieu n’a rien de surprenant. 

Cet extraordinaire document a été largement exploité par le disque. On connaît les versions des années 1990, par l’ensemble vocal français Discantus (Opus 111) ou par Paul Van Nevel (Sony Vivarte). D’autres ont vu le jour depuis, notamment celle de l’Ensemble Eugène Binchois, placé sous la direction de Dominique Vellard, paru en 2018 (Evidence) sous le titre « Fons Luminis », largement salué par la critique. 

Comme l’indique Asensio Palacios, on entend, dans le présent enregistrement, différentes possibilités d’alternatim entre voix féminines et voix masculines mais aussi les deux ensemble. On trouve des oracles d’Ézéchiel et des symboles de l’Apocalypse, qui sont ceux des apôtres : l’aigle (Jean), le lion (Marc), le taureau (Luc) et l’homme (Mathieu), mais aussi d’autres, comme « les mouches abominables éloignées par la Vierge », la colombe, la brebis, le serpent et divers représentants d’un bestiaire, ainsi que le soleil, la lune et les étoiles. La portée en est explicitée dans un autre texte de la très érudite notice, dont la lecture est des plus recommandées.

Du manuscrit choisi pour ce programme, on retiendra la fascination d’Æterni numinis, consécration du monastère à Santa Maria (c’est le moment de « l’éloignement des mouches »), le Gaude, Virgo, plena Deo, qui exalte le lion, symbole du pouvoir du Christ, tout en soulignant les qualités de la Vierge, le motet O Maria, maris stella/ O Maria, Virgo davitica, qui symbolise la lumière de cette dernière, ou encore l’insistance sur la pureté des Virgines egregie Virgines sacrate (Les Vierges prudentes) et leur renoncement au monde -ce morceau n’étant destiné qu’à des voix de femmes. Tout est captivant et fascinant à l’écoute, n’entraîne aucune monotonie et installe l’auditeur dans un univers sacré intemporel.

Reste la conception musicale de Jordi Savall, gravée le 15 juillet 2021 lors d’un concert donné dans l’église de l’Abbaye de Fontfroide, à Narbonne. Juan Carlos Asensio Palacios considère que l’interprétation proposée dans cet enregistrement est une réussite, en laissant les parties polyphoniques aux chapelains tandis que l’alternatim serait destiné aux nonnes. Savall, dans son commentaire introductif, parle d’un voyage intérieur de soi, d’union de l’âme avec Dieu, de la simplicité, de la prière et de la contemplation. Il choisit d’évoquer une belle citation de l’écrivain et philosophe espagnol Raimon Panikkar Alemany (1918-2010), né d’une mère catalane et catholique et d’un père hindou, et spécialiste du bouddhisme :

« La forêt de la mystique ne se laisse pas pénétrer facilement. Il n’y a pas de chemins tracés. Le dernier volet de la réalité ne peut être levé. La mystique veille et révèle. » 

Il s’agit peut-être, dans le chef de Savall, de prévenir le reproche que d’aucuns ne manqueront pas de lui faire, non sans raison. Il prend en effet une grande liberté imaginative dans l’instrumentation de ces pages religieuses en les surchargeant de flûtes, luth, vielle à roue, cloches, harpe et autre orgue portatif. On pourra préférer plus d’austérité, choix adopté ailleurs dans la discographie. Les puristes pourront même en faire un débat. Il n’empêche qu’il est difficile de résister à une atmosphère qui crée chez l’auditeur une sensation de beauté sereine. Notre cotation de l’interprétation se situe donc, en toute logique, dans la seule optique personnalisée de la version de Savall. Au-delà d’un bémol pour son instrumentation très ornée, elle nous touche profondément sur le plan vocal. 

Le tout se conclut par le superbe Flavit auster, évocation de ce vent du sud, symbole de lumière claire et brillante. Rappelons que Montserrat Figueras en a laissé un sublime témoignage en 2006, au sein d’un programme « Lux Feminae », déjà pour AliaVox. Dans la présente version, les voix féminines se perdent dans l’infini…

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 8

Jean Lacroix



Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.