Vivifiant programme mozartien avec Andreas Staier et le Concert de la Loge

par

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Symphonie no 40 en sol mineur K. 550. Concerto pour piano no 23 en la majeur K. 488. Don Giovanni K. 527, -Ouverture. Andreas Staier, pianoforte. Julien Chauvin, Le Concert de la Loge. Septembre & novembre 2021. Livret en français, anglais et allemand. TT 56’53. Alpha 875

Le suffrage a parlé, ce sera « La Dodécaphonique », surnom choisi à la Symphonie no 40 par les musiciens de l’orchestre suite à un concours de titre proposé au public de leurs concerts. Étrange ? La page 7 du livret nous fournit une explication. Dans la section centrale du dernier mouvement (mesure 126, ici à 3’33), Mozart initie le développement thématique par une disruptive enfilade d’intervalles dissonants, qui couvre dans le désordre l’étendue de la gamme chromatique (sauf sol, le premier degré de l’échelle). Aucun scoop, ça fait belle lurette que les observateurs constatèrent la singularité de ce moment. « En l'absence de toute implication harmonique, on peut déduire que le passage est presque composé de différentes hauteurs consécutives, ce qui implique un son atonal » résumait Man-Ching Donald Yu dans son étude Post-tonal phenomena in Mozart’s late music (Faculté de philologie et arts, Université de Kragujevac, 2013) en identifiant d’ailleurs d’autres segments homologues au sein de l’œuvre (eg. mesure 48 du premier mouvement, ici à 0’47).

Certains grands chefs d’hier confirmaient le génie de ce K. 550, dont on peine à épuiser le sens et les beautés. Bruno Walter (1876-1962) ne confiait-il pas « aujourd’hui je pense la connaître, mais demain elle pourrait être neuve pour moi » ? Et Arturo Toscanini (1867-1957), qui avouait trouver quelquefois Mozart ennuyeux, exonérait : « pas la sol mineur, c’est de la grande tragédie » ! Qu’en advient-il dans cette interprétation ? « Je n'écoute jamais les versions existantes des œuvres que j’enregistre, et je serais bien incapable de dire quelles sont celles qui sont légendaires » précisait Julien Chauvin lors d'une récente interview à notre magazine. On distingue au moins deux grandes écoles pour l’introduction du Molto allegro. Un pôle qui privilégie l’ostinato rythmique quitte à la sécheresse, telle qu’en donna exemple nul moins que Richard Strauss dans un antédiluvien enregistrement voilà presque un siècle, avec la Staatskapelle de Berlin. Une battue dont Herbert von Karajan critiquait la régularité, telle l’aiguille d’un métronome. Et d’autre part l’école qui privilégie l’essor lyrique, la sensitivité de l’expression.

À vrai dire, le Concert de la Loge ne s’engage dans aucune voie typée, si ce n’est que le mélodisme semble un peu rigide alors que la pulsation aux altos n’apparait pas nettement incarnée. Ce sont surtout le phrasé recto tono et les saillies dynamiques qui marquent l’esprit, sans forcément convaincre : la veine dramatique et la motricité simplifient le contenu émotionnel, sans souligner le contraste avec la souplesse cantabile du second thème. Également parcouru à vif tempo, l’Andante semble aussi en instance de dessiccation, diligenté par une énergie vectorielle tentée par le pointillé télégraphique. Qui danserait sur ce Menuetto où Mozart paraît anticiper le genre du scherzo ?, et particulièrement vigoureux en cette lecture, qui trépigne sur les pointes. Une approche échevelée, zestée de hiatus métriques comme dynamiques, signe un Allegro assai à forte intensité qui rend justice aux tentations théâtrales du Salzbourgeois. Nombreuses sont les baguettes, y compris celles du passé (Karl Böhm avec le Concertgebouworkest d’Amsterdam chez Philips !), à vouloir servir l’urgence de ce cinglant Finale. La véloce déclamation qu’embraye Julien Chauvin semble voltée d’une certaine impatience, qui certes ne manque jamais de zèle pour attiser les humeurs. Ce n’est pas ici qu’on viendra quérir les tournures les plus élégantes ou émouvantes, mais le brûlot rencontrera légitimement ses partisans.

Le livret rappelle dans quelles circonstances les autographes des deux autres opus au programme rejoignirent les fonds de la Bibliothèque Nationale de France. Andreas Staier et Julien Chauvin les ont consultés avant de nous offrir cette prestation charpentée (l’autorité des basses), fruitée (les timbres riches et soyeux de l’accompagnement, affermi dans la flatteuse acoustique de l’Arsenal de Metz !), animée au plus juste, jusqu’au cœur du divin Adagio, impulsé sans mollesse. On connaît le bon mot de George Szell (1897-1970), à qui l’on reprochait une certaine froideur dans ses Mozart et qui répliqua qu’on ne verse pas du chocolat sur des asperges. Andreas Staier actualise la formule et argumente que « la bonne ornementation, ce n’est pas de mettre un peu de mayonnaise ou de ketchup partout sur vos frites ». Estimera-t-on pourtant que sous ses doigts le décor de cet Adagio apparaît un peu trop fardé ? Quelle splendide interprétation au demeurant, vibrante et sans pathos, même dans l’introduction à découvert et dans la conclusion sur pizzicato où les couleurs du pianoforte (copie d’Après un Walter de c1790) émerveillent. Certes, les références abondent pour ce concerto parmi les plus populaires du répertoire, mais sur le créneau historiquement informé & textures d’époque, on ne connaît pas d’alternative plus réussie.

Chez le même label, ce CD succède à un volume qui rassemblait un concerto (pour violon), une symphonie (la Jupiter) et une Ouverture (Nozze di Figaro). Complétant le même trio de genre, voici donc le porche de Don Giovanni. Le Concert de la Loge y affiche une virtuosité tout au service de la scène, chargée de présages et catalysant toute l’ambiguïté du dramma giocoso qui va se nouer autour du libertin. L’électrisante exécution est si prenante que l’on se frustre de ne pas déboucher sur le jardin de Donna Anna. Avec de tels ingrédients, l’on se serait volontiers embarqué pour l’opéra entier. À l’aune de la discographie, cette ouverture et le concerto s’annoncent comme la contribution la plus enviable que révèle cet album. 

Son : 9 Livret : 8,5 Répertoire : 10 Interprétation : 7,5 (symphonie) à 10

Christophe Steyne

 

 

 

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