Le Concerto pour violon d’Elgar par Vilde Frang : une impériale intensité

Sir Edward Elgar (1857-1934) : Concerto pour violon et orchestre en si mineur op. 61 ; Carissima, pour violon et piano. Vilde Frang, violon ; Thomas Hoppe, piano ; Deutsches Symphonie-Orchester Berlin, direction Robin Ticciati. 2024. Notice en anglais, en français et en allemand. 52.45. Warner 5021732409423.
La violoniste norvégienne Vilde Frang (°1986) est l’une des solistes majeures de notre temps. Sa discographie est riche en enregistrements qui ont recueilli des suffrages unanimes. Elle n’hésite pas à proposer des couplages originaux : concertos de Prokofiev et Sibelius, de Tchaïkowsky et Nielsen, de Britten et Korngold, ou encore de Beethoven et Strawinsky. Dans le cas présent, l’opus 61 d’Elgar occupe seul l’affiche, en raison de sa durée inhabituelle (près de cinquante minutes). Le résultat est d’une absolue beauté. Non seulement Vilde Frang se joue des difficultés techniques de cette vaste partition, mais elle la sert avec une spontanéité communicative et une lumineuse intensité.
C’est entre ses deux symphonies, en 1909/10, qu’Elgar dédie à Fritz Kreisler ce concerto que le virtuose, alors dans la plénitude de ses dons, appelait de ses vœux. La création a lieu au Queens’ Hall de Londres le 10 novembre 1910, sous la direction du compositeur. Le succès est triomphal ; Kreisler l’interprétera encore deux fois dans le même mois. L’inspiration d’Elgar est ici portée à son plus haut niveau de passion. Est-ce dû à cette curieuse épigraphe en espagnol qui figure en tête de la partition : Aqui está encerrada el alma de… (Ici se trouve enfermée l’âme de…) ? Cet aveu sentimental semble avoir été destiné à la fille d’un peintre, Alice Stuart-Wortley (1863-1936), une amie proche du compositeur. Mais, selon d’autres avis, elle aurait pu aussi être adressée à Julia H. Worthington, une Américaine qui devait décéder en 1913, pour laquelle Elgar éprouvait de tendres penchants (c’est elle qui est peut-être évoquée dans la treizième des Variations Enigma de 1899, qui évoque un « voyage sur mer » d’une dame non identifiée). Peu importe, en fin de compte. Mais ces questions intimes ont permis au biographe d’Elgar, Michael Kennedy, de signaler dans une judicieuse formule qui joue sur les mots, que ce concerto renferme l’âme du violon.
Vilde Frang se lance à cœur perdu dans l’Allegro initial dont l’introduction instrumentale est majestueuse, avec plusieurs thèmes insérés. La soliste allie sans cesse une ardeur passionnée à une intimité d’un superbe lyrisme, sollicitant au plus profond d’elle-même cette part expressive qu’elle distille avec une palpable émotion et qu’elle fait partager. Le violon chante avec tendresse, mais aussi avec une élégante fierté, au milieu d’une orchestration chaleureuse. Dans l’Andante, l’épanchement est maîtrisé ; Vilde Frang se laisse bercer par ce climat de rêverie qu’elle ennoblit par un geste qui jaillit avec sensibilité d’un orchestre à sa dévotion. On saluera la remarquable prestation des pupitres berlinois, que le chef londonien Robin Ticciati (°1983) mène avec un sens très sûr du dosage des nuances. L’Allegro molto final est exaltant ; Vilde Frang y est transcendante, tant sur le plan de la technique que de l’investissement généreux, notamment dans la cadence, avec les cordes en sourdine, qu’elle aborde avec une franche liberté contrôlée. Du grand art, auquel on adhère sans réserve.
La discographie a bien servi ce splendide concerto. Yehudi Menuhin l’enregistra, tout jeune, dès 1932, sous la direction du compositeur, référence historique indispensable. Jascha Heifetz laissa une version mémorable en 1949. Depuis, maints solistes en ont traduit la subtile essence : Itzhak Perlman, Nigel Kennedy, Nikolaj Znaider, Gil Shaham, James Ehnes, Hilary Hahn, Renaud Capuçon… On n’oubliera pas non plus que c’est en jouant en finale le Concerto d’Elgar, alors peu fréquenté, que Gidon Kremer remporta le troisième prix au Concours Reine Elisabeth de 1967, année qui vit la victoire de Philippe Hirschhorn. Aujourd’hui, Vilde Frang vient se placer sur le tout premier rayon des références.
Cet album à thésauriser offre un complément d’un peu plus de trois minutes d’enchantement, avec une courte pièce de 1913, Carissima, prévue initialement pour orchestre, version qu’Elgar enregistra en 1929 avec le New Symphony Orchestra. Ici, c’est l’adaptation pour violon et piano que l’on entend. Son charme subtil est bien rendu par Vilde Frang et Thomas Hoppe au clavier. Formé à la Juilliard School, ce dernier est accompagnateur de candidats du Concours Reine Elisabeth depuis près de deux décennies.
Son : 10 Notice : 8 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix