Lieder de Mozart et de Richard Strauss par Sabine Devieilhe : une infinie délicatesse

par

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Das Veilchen K. 479, Abendempfindung K.523, An Chloe K. 524 et cinq autres lieder. Richard Strauss (1864-1949) : Die Nacht op. 10, Ständchen op. 17, Mädchenblumen op. 22, Morgen ! op. 27 et neuf autres lieder. Sabine Devieilhe, soprano ; Vilde Frang, violon ; Mathieu Pordoy, piano. 2023/24. Notice en anglais, en français et en allemand. Textes des lieder avec traductions anglaise et française. 66.37. Erato 5054197948862.

Incomparable Lakmé de Delibes, la soprano colorature Sabine Devieilhe (°1985) est aussi une mozartienne et une straussienne accomplie, même si elle a, jusqu’à présent, moins chanté le Bavarois que le Salzbourgeois. On connaît les qualités de sa voix : timbre à la fois velouté et limpide, souplesse et grâce, ligne sûre dans sa fraîcheur, contrôle du souffle, simplicité et charisme émotionnel, clarté de la diction, palette de couleurs et de nuances. Avec en prime, à l’approche de la quarantaine, une capacité d’étendue, palpable dans un faisceau d’intensité lyrique et de fine expressivité. Ces qualités sont mises en lumière dans ce récital Mozart/Richard Strauss qui, bien rodé en concert, réunit quelques bijoux des deux compositeurs, choisis avec goût, avec la complicité sans faille du piano de Mathieu Pordoy, dont le toucher fluide et subtil apparaît comme l’évidence même.

Il y a deux approches possibles pour écouter ce récital qui tient de l’enchantement. Les techniques modernes le permettant, on peut isoler la partie mozartienne (huit lieder) pour constater l’adéquation entre la cantatrice, qui a déjà magnifié la Reine de la nuit de La Flûte enchantée, et l’élégance raffinée qu’elle insuffle aux morceaux de Wolfgang Amadeus, ou rassembler, afin de les découvrir l’un après l’autre, les seize lieder de Richard Strauss, pour apprécier la transparence de leur interprétation et l’attention apportée aux mots par celle qui a déjà incarné Zerbinetta d’Ariane à Naxos. Mais ce serait se priver de l’intention même de ce récital, qui alterne les deux compositeurs, soulignant la quête perpétuelle de fusion entre la parole et le chant (qui) est au centre de l’art du lied, mais aussi la rencontre du grand représentant du classicisme et du romantique avant-gardiste, comme le précise la cantatrice dans une courte présentation qu’elle signe dans la notice. On sent, derrière le choix, la volonté de toucher l’auditeur au plus secret de sa sensibilité. 

Le tout commence par la légèreté mozartienne de Komm, liebe Zither, komm K. 351 (1781), romance cristalline de charme et confidence adressée à la mandoline, à laquelle répond, avec sa délicate ligne vocale, Die Nacht de l’opus 10 (1885) de Strauss, aux accents schumaniens. La part dramatique qui s’y trouve est tout de suite atténuée par Das Kinderspiel K. 598 (1791), où l’on découvre, jolie initiative, l’intervention brève, mais attendrissante, du fils de la cantatrice, le tout jeune Lucien Pichon. Suit un premier bloc straussien. Cinq lieder inspirés par des poètes différents, dont le Bavarois sait utiliser le meilleur. Un éventail qui débute en 1885 avec un autre extrait de l’opus 10, Nichts (Herman von Gilm), avec son piano volubile et son interrogation sur ce que nous savons du soleil, la réponse étant dans le titre. Ständchen, issu de l’opus 17, sur des vers d’Adolf von Schack, est profondément émouvant dans sa courbe vocale souple, que Sabine Devieilhe rend enchanteresse. Waldseligkeit de l’opus 49 de 1901, sur un poème de Richard Dehmel, donne, à travers l’évocation de la forêt, une sensation d’éternité, avant la berceuse intime Meinem Kinde de l’opus 37, qui célébra la naissance de Franz, le fils mis au monde par l’épouse, la cantatrice Pauline de Ahna, à laquelle plusieurs morceaux sont dédiés dans ce récital. Moment de pureté infinie, lorsque, dans Morgen ! (op. 37, sur des vers de John Henry Mackay), le violon gracieux de Vilde Frang s’unit au piano de Mathieu Pordoy avant que la voix les rejoigne dans une délicate atmosphère schumanienne, magnifiant le futur silence du bonheur. Tout cela est d’une absolue délicatesse et d’un épanchement émerveillé et se présente presque comme la quintessence du récital.

D’autres merveilles vont suivre. À commencer par deux Mozart : An die Einsamkeit K. 291, distillé avec ses effets de soupir, et le pastoral Oiseaux, si tous les ans K. 307 de 1777, rare incursion en français de Wolfgang, avant un nouvel ensemble straussien de six lieder, dont Schlagende Herzen de l’opus 29, « cœur battant » destiné à Pauline, texte de Otto Bierbaum, avant Amor d’après Clemens Brentano, tiré de l’opus 23, avec ses roulades et ses trilles. Quatre poèmes de Felix Dahn mettent en lumière des jeunes filles nubiles et leurs équivalents floraux pour des Mädchenblumen op. 22 (1886-88) que Strauss trouvait « d’un goût assez douteux », alors que leur charme de douceur (la fleur de blé), de vivacité (fleur de coquelicot), de grâce (le lierre) et le gazouillement de l’eau (fleur de nénuphar) nous enivrent.  Sabine Devieilhe fait de ces pièces touchantes un bouquet de délicatesses. Les admirables vers de Goethe pour Das Veilchen K. 476 (1785) -Mozart s’autorisera audacieusement quelques mots en supplément-, sont un petit miracle d’émotion, avec la symbolique violette piétinée au lieu d’être cueillie, introduisant l’hymne de Chérubin An Chloe K. 530 (1787) et ses volutes séductrices, avant un autre lied à essence schumanienne de Strauss, Allerseelen (Hermann von Gilm) qui est un retour à l’opus 10 de 1885, illustrant l’envie de retrouver la bien-aimée. Trois lieder intemporels et rêveurs (Winterweihe, Ich schwebe et Kling !..., avec son contre-ut), complètent la partie straussienne. 

Mozart a le privilège de la conclusion. Das Traumbild K. 523 (1787) propose sa quête de l’image amoureuse vue en songe, avant les impressions crépusculaires distillées par le bijou qu’est Abendempfindung K. 523 (1787). Ce lied merveilleux, sur un texte attribué à Joachim Campe, évoque le pressentiment de la mort avec une simplicité éloquente qui n’est pas sans anticiper Schubert. Sabine Devieilhe et son partenaire, qui mérite tout à fait d’être nommé complice éclairé, achèvent ainsi, avec ce mélancolique songe intérieur très touchant, un récital à marquer d’une pierre blanche.  

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

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