Le Coq d’or de Rimsky-Korsakov mis en scène par Barrie Kosky :  une vision cauchemardesque

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Nicolay Rimsky-Korsakov (1844-1908) : Le Coq d’or, opéra en trois actes. Dmitry Ulyanov (Le Tsar Dodon), Nina Minasyan (La Reine Shemakha), Andrey Popov (L’Astrologue), Margarita Nekrasova (Amelfa, l’intendante royale), Mischa Schelomianski (le Général Polkan), Andrey Zhilikhovsky (Le Prince Afron), Vasily Efimov (Le Prince Guidon), Maria Nazarova ( La voix du Coq d’or), Wilfried Gonon (Le Coq d’or, comédien), Stéphane Arestan-Orré, Rémi Benard, Vivien Letarnec et Christophe West (danseurs) ; Orchestre et Chœurs de l’Opéra National de Lyon, direction Daniele Rustioni. 2021. Notice en anglais et en français. 128.00. Un DVD Naxos 2. 110731. Aussi disponible en Blu Ray. 

Rimsky-Korsakov n’aura pas eu l’occasion d’assister à la création moscovite, le 7 octobre 1909, de son ultime opéra, dans une version tronquée due à la censure. Une crise cardiaque l’avait emporté un an auparavant, en juin 1908. Inspiré par un conte en vers de Pouchkine écrit en 1834, le livret du Coq d’or est l’œuvre de Vladimir Bielski, qui avait déjà rédigé celui du Conte du Tsar Saltan. Rimsky-Korsakov commence l’écriture musicale à la fin de 1906. La notice du présent DVD précise, sous la plume de Fabrice Guibentif : Personnellement très affecté par la tourmente révolutionnaire de l’année précédente, le compositeur voit dans cette histoire de tsar puni pour sa lâcheté, son despotisme aveugle et sa déloyauté, l’occasion de prendre une revanche contre l’autocratie. La partition est achevée en août 1907, mais la censure s’en mêle et exige des coupures contre lesquelles le compositeur se dresse avec énergie. Il parvient cependant à faire publier une version intégrale de ladite partition avant sa disparition.

Si la portée politique de ce magnifique opéra est indiscutable, le contenu onirique, concrétisé par les paroles de l’Astrologue au cours du prologue ainsi qu’à l’épilogue, l’est tout autant, ainsi que la dimension érotique et psychologique. Chaque metteur en scène y apporte sa contribution personnelle, selon son tempérament et sa personnalité. Le Coq d’or a été gâté par le DVD, en particulier dans le sens du faste. Trois références en témoignent. Une version hyper-orientalisante mettait l’accent prioritaire sur des décors et des costumes luxueux, immortalisant une soirée de 1986, filmée en Arménie, à Erevan, avec des chanteurs locaux, les chœurs, le ballet et l’orchestre locaux, dirigés par Aram Katanian (VAI, 2010). Hélas, l’image en est médiocre, avec des couleurs sursaturées, mais on apprécie le luxe de la production. Le label Arthaus (réédition de TDK, 2011) offrait la mise d’Ennosuke Ichikawa au Châtelet en 2002, avec l’Orchestre de Paris dirigé par Kent Nagano, Albert Schagidulin et Olga Trifonova se chargeant des deux rôles principaux. Ici, l’image est de qualité, comme l’est celle de la production du Mariinsky en 2014 à Saint-Pétersbourg (mise en scène : Anna Matison) dans un produit maison mené par Valery Gergiev. Pour la Monnaie en 2016, Laurent Pelly renouvelait le propos en mettant l’accent sur la portée symbolique et la dimension universelle, dans une atmosphère où le faste passait au second plan. Alain Altinoglu dirigeait remarquablement la phalange bruxelloise, Pavlo Hunka incarnant le Tsar Dodon, et Verbera Gimadieva la Reine Shemakha (La Monnaie, 2018).

A Lyon, la production filmée les 18 et 20 mai 2021 est celle du metteur en scène australien Barrie Kosky. Elle bascule dans la sobriété, souligne l’absolue violence de l’œuvre et propose, elle aussi, un contexte universel qui condamne le despotisme et dénonce la bêtise du pouvoir. La sobriété, on devrait plutôt dire le dépouillement, se concrétise d’abord dans un décor, signé par Rufus Didwiszus, inamovible tout au long des trois actes. Il consiste en un chemin central pierreux, au milieu de broussailles éparses, dans un environnement sinistre ; sur la droite, un grand arbre sec dont les branches tentaculaires sont décharnées, accueillera le Coq d’or et ses cris d’alarme, mais aussi, au second acte, les dépouilles des deux fils du tsar, décapitées et pendus par les pieds. L’ambiance est lugubre et glauque, elle plonge le spectateur tout de suite dans la brutalité. Visuellement, c’est une réussite, que des lumières subtiles de Franck Evin souligneront par des changements judicieux nécessités par l’action.

Au cours du premier acte, le Tsar Dodon, qui ne rêve que de son lit mais est menacé par ses ennemis voisins, réunit son conseil. Il sollicite les conseils de ses deux fils, Afron et Guidon, aux avis contradictoires, ainsi que celui de Polkan, général décrié. Un Astrologue apparaît : il offre à Dodon un coq d’or qui a le pouvoir d’avertir en cas de danger. En échange, il obtient la promesse d’obtenir le cadeau de son choix lorsqu’il le décidera. Tour à tour, sur injonction du coq, les fils, puis le tsar lui-même partent au combat. Ce premier volet de l’opéra est passionnant de par son climat théâtral. Coup de génie en ce qui concerne les costumes de Victoria Behr : le Tsar, couronne ridicule sur la tête, est revêtu d’un maillot de corps pouilleux et dégoûtant qu’il conservera sans cesse. S’y ajoutera le sang de l’Astrologue, répandu à l’acte III. La basse russe Dmitry Ulyanov, qui crève l’écran, entre dans ce non-costume avec un réalisme puissant : il est à la fois truculent et repoussant, minable et angoissé. Sa voix est profonde et il se révèle parfait comédien. Les autres protagonistes sont aussi de très bons acteurs : les deux fils de Dodon (le baryton Andrey Zhilikhovsky et le ténor Vasily Efimov), sont habillés en costumes de ville et font contraste avec le laisser-aller du Tsar, l’Astrologue (le ténor Andrey Popov, voix de stentor), sorte de Merlin l’enchanteur, le général Polkan (la basse Mischa Schelomianski) ou l’intendante Amelka qui gave le souverain de friandises (l’expressive mezzo Margarita Nekrasova). Quant aux soldats, incarnés par les chœurs, ils sont affublés jusqu’à mi-taille de masques représentant des têtes de cheval et, plus bas, de porte-jarretelles et de bas noirs. Le burlesque rejoint la tragédie et la satire, dans un alliage dont l’effet est garanti par le traitement judicieux de l’espace scénique. Quant au coq d’or, il mobilise sur scène le comédien Wilfried Gonon, remarquable, qui en souligne toute la duplicité et toute la sournoiserie, la voix en coulisses de la soprano Maria Nazarova, superbement projetée, complétant une incarnation marquante.

La rencontre du Tsar Dodon avec la Reine de Shemakha occupe tout le second acte, dans une montée spectaculaire en puissance visuelle. Après avoir découvert les cadavres pendus de ses deux fils et joué funèbrement avec leurs têtes décapitées, Dodon, en plein désespoir, est subjugué par l’apparition de la jeune reine, incarnée par la soprano arménienne Nina Minasyan, qui a été titulaire du rôle en alternance avec Venera Gimadieva à la Monnaie en 2016. Entourée par quatre danseurs, sublimée par une robe aux transparences qui la rendent sensuelle et une coiffe emplumée style grand cabaret, elle est la séductrice qu’il vaudrait mieux éviter. Mais le tsar va tomber dans le piège de cette beauté fatale avec une stupidité croissante, en oubliant l’avertissement qu’elle lui lance : elle est là pour lui prendre son royaume. La cantatrice, présence et voix maîtrisées, y compris dans les notes les plus aigües, envoûte lors de son hymne au soleil, ainsi que dans les airs qui lui sont dévolus. Son impact scénique est à la hauteur de celui de Dodon/Ulyanov, ce qui vaut d’irrésistibles moments de chant et de théâtre.

L’acte III accentue le côté cruel et violent. La foule attend le tsar, apprend la mort de ses fils et la venue d’une promise. La séquence qui suit est débordante d’excentricités dansées et vestimentaires ; Otto Pichler, chargé des chorégraphies, les a soignées. Le drame va se nouer très vite, dans un enchaînement des plus réalistes. L’Astrologue réclame l’accomplissement de sa promesse : il veut Shemakha en cadeau. Dodon refuse et le frappe à mort avec bestialité. Son maillot, toujours hideux, est de plus couvert de sang. Il veut embrasser la reine qui le maudit. Dodon est attaqué par le coq d’or qui le tue, autre moment de bestialité, d’un coup de bec à la tête. L’horreur est à son comble. La scène est alors plongée dans l’obscurité ; lorsque la lumière revient, la reine et le coq ont disparu et le peuple se lamente face à un avenir sans tsar. C’est l’Astrologue qui aura le dernier mot, dans l’épilogue : il vient rappeler qu’en dehors de la reine et de lui-même, tous les personnages ne sont que des mirages. Nous laisserons au spectateur la découverte de l’insolite surprise que ménage son apparition.

Cette production lyonnaise, idéalement filmée par François Roussillon, est extraordinaire à tous points de vue, qu’il s’agisse de la menée de l’action et de son effervescence, de l’atmosphère satirique, de l’arrière-plan politique universalisé, de la dimension théâtrale soutenue par un décor ingénieux et intelligent, et du plateau vocal, engagé et sans failles. Mené par le chef italien Daniele Rustioni (°1983), l’Orchestre National de l’Opéra de Lyon brille de mille feux, en soulignant toutes les séductions d’une partition scintillante et colorée dont le raffinement est une preuve renouvelée des qualités exceptionnelles de Rimsky-Korsakov sur le plan de l’orchestration. On placera ce DVD au premier plan de la vidéographie du Coq d’or, qui ne cesse de s’enrichir : il y a ici une inoubliable dimension cauchemardesque qui demeure longtemps imprimée dans la mémoire.  

Note globale : 10

Jean Lacroix 

 

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