Le jeune ensemble La Néréide ressuscite l’art vocal des Trois Grâces de Ferrare : la charrue avant les bœufs ?
Il Concerto segreto. Luzzasco Luzzaschi c1545-1607) : T’amo mia vita ; O dolcezze amarissime d’Amore ; Stral pugente d’Amore ; Auro soave ; Deh vieni ormai cor mio ; Troppo ben puo ; Cor mio deh non languire ; Ch’io non t’ami cor mio ; Non sa che sia dolore ; O Primavera ; Io mi son giovinetta ; Occhi del pianto mio. Claudio Monteverdi (1567-1643) : Come dolce hoggi l’auretta. Francesca Caccini (1587-1641) : Le tre sirene ; Le tre damigelle ; Coro delle piante incantate. Luca Marenzio (1553-1599) : Belle ne fe’ natura. La Néréide. Camille Allérat, Julie Roset, Ana Vieira Leite, soprano. Yoann Moulin, clavecin. Manon Papasergio, basse de viole, harpe triple. Gabriel Rignol, archiluth. Livret en anglais, français (paroles en italien, traduction en anglais et français). Août 2022. TT 59’09. Ricercar RIC 455
Un récent album de l’ensemble Concerto di Margherita rendait hommage à l’émérite trio constitué par Laura Peverara, Livia d'Arco, et Anna Guarini, qui à la Cour de Ferrare chantaient et s’accompagnaient elles-mêmes aux instruments. Le présent disque, le premier de l’ensemble La Néréide, vient à son tour honorer ce cénacle formé pour Marguerite de Gonzague, en optant pour un habillage de clavecin, archiluth et harpe, à l’instar des trois grâces du « concert des dames », et contrairement à l’usage des madrigaux a capella.
Il Concerto segreto : le titre renvoie au caractère secret et inédit qui celait ce répertoire dans la confidentialité, à laquelle leur principal contributeur, Luzzasco Luzzaschi, était astreint. Du moins jusqu’à la mort du Duc Alphonse II, ce qui permit la parution d’un recueil à Rome en 1601, « fatte per la Musica del gia. Seg. Duca Alfonso d’Este ». Le programme y puise douze pièces, complétées par un air de Luca Marenzio (extrait de La Pellegrina pour les noces de Ferdinand de Médicis et Christine de Lorraine), par trois extraits de l’opéra La liberazione di Ruggiero de Francesca Caccini, et par une canzonetta pastorale de Monteverdi, rescapée de l’opéra Proserpina.
Les trois sopranos de ce jeune ensemble se sont rencontrées lors de leurs études à la HEM de Genève, et ont déjà chacune participé à l’enregistrement de Didon et Énée de Purcell, avec Les Argonautes en septembre 2021. Malgré cette connivence, cette ambition commune, malgré la précision de l’articulation et de l’ornementation, malgré des timbres qui se marient harmonieusement dans les pages à trois, et auxquels répond un subtil continuo (peut-être trop discret) : on n’est pas entièrement convaincu par la prestation vocale, qui nous semble en-deçà de ce que ces valeureuses artistes peuvent offrir, individuellement et collectivement. La talentueuse Julie Roset déçoit même dans le (certes redoutable, surtout chanté à ce diapason, Ch’io non t’ami cor moi), lessivé et décoloré par une voix astringente.
La quête de perfection technique ne donne pas la pleine mesure de l’émotion qui peut rayonner de ces œuvres, que semble ici nimber une timidité un rien précieuse, et figer une certaine prudence. L’expression paraît souvent charmeuse (Le tre damigelle ; Come dolce hoggi l’auretta) mais parfois éteinte (O dolcezze amarissime d’Amore). Une crainte de se surexposer entourant ce premier enregistrement du groupe expliquerait-elle cette réussite imparfaite ? En tout cas, depuis ces sessions d’été 2022, l’équipe a exploité ce même programme en concert, par exemple à Dijon en octobre dernier, avec Ronan Khalil au clavecin, dont nous avons perçu d’enthousiastes échos. Le projet discographique aurait-il gagné à profiter de ce rodage en public avant de se tourner vers les micros ? Au royaume de Poséidon, La Néréide a-t-elle mis le char avant les chevaux marins ?
Son : 8 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 8
Christophe Steyne