Samson de Handel par Alarcon ? Sublime !

par

George Frideric HANDEL (1685-1759) : Samson HWV 57, oratorio en trois actes. Matthew Newlin, ténor ; Klara Ek, soprano ; Lawrence Zazzo, contreténor ; Luigi Di Donato, basse ; Julie Roset, soprano ; Maxime Melnik, ténor ; Chœur de Chambre de Namur et Millenium Orchestra, direction :  Leonard Garcia Alarcon. 2019. Livret en anglais, en français et en allemand. Textes en anglais avec traduction française. 148.48.  2CD Ricercar RIC 411.

L’année 1743 s’annonce faste pour Handel (le nom est écrit sous sa forme anglicisée sur la couverture du coffret, nous l’adoptons pour cette présentation) : son Te Deum d’Utrecht est joué à Dublin et à Salisbury, Esther à l’Academy of Ancient Music et Bérénice dans le nord de l’Allemagne. Le 18 février, c’est la grande première de son nouvel oratorio, Samson, à Covent Garden. Accueil triomphal, qui va se confirmer par huit nouvelles auditions dans les deux mois qui suivent, et des reprises systématiques entre 1744 et 1759 (Jean Gallois, Haendel, Paris, Seuil, « Solfèges », 1980, p. 142 et 184). La suite sera moins agréable : Le Messie a été créé à Dublin l’année précédente, le 12 avril 1742, et le succès a bien été au rendez-vous, mais la création londonienne, qui a lieu quelques semaines après Samson, est accompagnée d’une cabale de dévots qui compromet la suite des représentations. Le compositeur ressent fortement ces machinations, à tel point qu’elles auront un impact sur sa santé dès le mois de juin, une attaque le paralysant et l’empêchant de composer pendant quelques semaines. 

Samson est donc « un succès écrasant, et il allait rester l’un des ouvrages les plus populaires du compositeur durant les deux siècles à venir » (Jonathan Keates, G.F. Haendel, Paris, Fayard, 1995, p. 316). Ce n’est pas étonnan avec un sujet pareil et une partition à la fois inspirée, évocatrice et grandiose. Le livret est signé Newburg Hamilton (1691-1761), qui a déjà écrit pour Handel son Alexander’s Feast (1736) et fera de même pour l’Occasional Oratorio (1746). L’histoire de Samson est, comme chacun le sait, un épisode de l’Ancien Testament, tiré du Livre des Juges, chapitres XIII à XVI. Mais c’est à l’œuvre de John Milton (1608-1674), l’auteur du fabuleux Paradise Lost, que Hamilton emprunte l’argument pour l’oratorio. Milton a publié en 1671 Samson Antagonistes, qui débute au moment où Samson, trahi par Dalila qui l’a livré aux Philistins après lui avoir coupé les cheveux et lui avoir ôté sa force et sa dignité, est enchaîné par ses ennemis qui l’ont aussi rendu aveugle. Milton a en quelque sorte combiné un thème qui pourrait s’inscrire dans la ligne de la tragédie grecque et les textes hébraïques. Le livret de Hamilton commence lui aussi lorsque Samson est chargé de fers. 

L’action du texte de la Bible, antérieure à cet emprisonnement (les perfidies amoureuses de Dalila notamment), est donc ciblée, mais l’essentiel est sauvegardé : Samson, conscient de sa faute, va peu à peu récupérer ses forces, acceptera de participer aux fêtes en l’honneur de l’idole Dagon, organisées par les Philistins, qu’il fera périr en mourant lui-même sous les décombres du temple qu’il aura fait s’écrouler. Milton, et Hamilton après lui, ont vu juste : en concentrant l’action, en y faisant participer Manoah, le père du héros, en donnant une consistance au géant philistin Harapha et en écrasant Dalila sous un rejet méprisant, la trame de la dramaturgie s’en trouve considérablement renforcée.

Afin de savourer comme il se doit ce nouvel enregistrement, il est vivement conseillé de lire l’intéressant texte de huit pages du livret, « Handel et les Anglais : premiers jalons d’une belle histoire ». L’auteur, Marc Maréchal, y évoque le parcours du compositeur en Angleterre, une contextualisation de l’oratorio au XVIIIe siècle, une vue globale des partitions de Handel dans le domaine, ainsi que, pour Samson, un bref synopsis. Maréchal souligne le fait que, dans ces oratorios, Handel a fait du chœur un élément essentiel, en lui conférant un rôle important et en le mettant au cœur de l’action : « Magistral, Samson illustre à merveille la capacité de Handel d’opérer la fusion d’éléments stylistiques fort distincts. » Il souligne aussi avec raison la science de l’écriture, entre legs des Italiens et des Anglais, les qualités mélodiques, l’emploi dramatique des voix solistes et des choeurs, la solennité musicale, et l’alternance des épisodes de « représentation » et de tragique des passions humaines. Nous ajouterons à ce tableau clairvoyant qu’il suffit d’écouter cette partition géniale pour se représenter en images intérieures Samson comme un opéra virtuel. Quant à la symbolique des yeux crevés de Samson, faut-il rappeler que Milton, dont le librettiste Hamilton s’inspire, et Handel lui-même ont connu les affres de la cécité ? Et que leur projection dans l’identification au héros biblique est d’une résonance qui interpelle…

Du vivant de Handel, en fonction des reprises de l’oeuvre, nombreuses nous l’avons dit, et sans doute des circonstances et des distributions disponibles, diverses versions ont circulé. La notice précise que dans le cas présent « ce sont les choix opérés par Nikolaus Harnoncourt qui ont paru les meilleurs à Leonardo Garcia Alarcon. Notre version s’inspire donc directement du travail de ce chef mythique, ce qui constitue aussi un hommage à nos yeux. » On rappellera que Harnoncourt a signé un Samson de premier ordre avec le Concentus Musicus Wien et le Chœur Arnold Schoenberg (disponible sur CD Teldec), les rôles principaux étant assurés par Anthony Rolfe Johnson, Roberta Alexander et Jochen Kowalski. Christophe Prégardien tenait le rôle du Messager.       

Le Samson d’Alarcon est exemplaire d’un bout à l’autre d’une audition de près de deux heures trente qui passent comme un enchantement. Le plateau vocal est impeccable. Le ténor Matthew Newlin campe un Samson conscient de ses fautes passées qu’il regrette ; enchaîné et humilié, il conserve une énergie intérieure et, dans son désespoir, trouve le stratagème qui lui permettra de se reconstruire et d’anéantir ses ennemis. Newlin, voix claire et ferme, bien caractérisée, est idéal dans l’emploi ; le fameux air Total eclipse de l’Acte I résume à lui seul à quel point il incarne le personnage, le portant très haut, jusqu’à l’image que la tradition lui octroie, celle de l’indestructibilité et du triomphe de la foi et de l’abnégation. La soprano Klara Ek est une Dalila, rejetée après sa trahison, dont l’expressivité et la psychologie oscillent entre le regret et la féminité dominante ; ses vaines tentatives de reconquête de Samson, sa confrontation avec lui troublent l’auditeur qui comprend d’autant mieux la passion qui a secoué le héros. C’est au lumineux contreténor Lawrence Zazzo qu’est confié le rôle de Micah, ami de Samson, qui n’apparaît pas dans le texte biblique mais dont la présence agit comme un soutien de la souffrance morale de l’enchaîné. Quant à Luigi Di Donato, basse à la projection à la fois sombre et vibrante, il campe aussi bien Manoah, le père de Samson, abattu par la douleur, que le philistin impitoyable Haphara. Il se coule dans ces deux personnages si contradictoires avec une grande habileté. Il n’est pas le seul à assumer plusieurs rôles : la soprano Julie Roset, à la sensibilité délicate, incarne une femme philistine et une femme israélite, et le ténor Maxime Melnik est aussi bien un Philistin que le Messager qui annonce l’écroulement de l’édifice réussi par Samson. Plateau vocal impeccable donc, pour lequel l’envie existe de s’attarder à chaque instant, pour signaler l’un ou l’autre air ou récitatif qui montre à quel point la préparation et le travail ont été mûris. Cela nous entraînerait trop loin, car il faut aussi s’esbaudir devant la performance du Chœur de Chambre de Namur, véritable acteur dramatique, aussi bien dans la grandeur que dans la déploration, dans les incantations à Dagon que dans la célébration du sacrifice de Samson. Ici aussi, le travail paie largement, car la fusion des voix, leur élasticité, leur expressivité, l’émotion distillée sont magiques. Quant à l’Orchestre Millenium, dirigé par un Leonardo Garcia Alarcon dans un grand jour, fougueux, rassembleur et menant l’action avec un sens parfait de l’équilibre, il installe un climat qui englobe toute la dimension dramatique comme l’univers psychologique, dans un contexte qui réclame tout à la fois de l’élan, du grandiose, de la puissance, mais aussi des nuances, jusqu’aux plus subtiles, et une concentration collective sans failles. Certains moments sont extraordinaires en termes d’investissement. On citera pour la fine bouche, sur le seul plan orchestral, la Marche funèbre de l’acte III, poignante et digne à la fois.

On sort de cette audition avec la certitude d’avoir participé, au sens plein du terme, à un événement musical important. Il s’agit ici de l’enregistrement du concert public donné le 4 juillet 2018 en l’église Saint-Loup de Namur, dans le cadre du Festival Musical de la cité. Peu après, l’œuvre a été donnée au Festival de Beaune, dans la Basilique Notre-Dame. La pérennité de ce moment que l’on qualifiera encore une fois de magique est à marquer d’une pierre blanche. Ce coffret de deux CD permet à ceux qui ont eu la chance d’assister au concert de Namur de revivre une soirée mémorable, mais fait aussi à tous les mélomanes un cadeau inestimable que l’on peut désormais écouter et réécouter à loisir. Le Samson d’Alarcon et de toute cette équipe vibrante et engagée s’installe aisément au premier rang des références modernes de la partition. Quant à l’objet éditorial, il est attrayant dans sa sobriété : liste complète de tous les intervenants, belles photographies en noir et blanc du chœur, de l’orchestre et de chacun des solistes, photographies en couleurs sur chaque CD, texte complet qui permet de suivre l’action de près… Faut-il s’étonner que nous lui accordions une cote maximale et que nous estimions qu’il doit figurer dans toute discothèque digne de ce nom ?

Son : 10  Livret : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix  

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