Le piano d’Amy Beach, une mosaïque d’instantanés de vie
Une prodige empêchée. Amy Beach (1867-1944) : Valse-Caprice op. 4 ; Ballade op. 6 ; Quatre Sketches op. 15, extraits : Dreaming et Fireflies ; Variations sur des thèmes des Balkans op. 60 (version 1936) ; Deux Compositions op. 102 ; The Old Chapel by Moonlight op. 106 ; Nocturne op. 107 ; A Cradle Song of the Lonely Mother op. 108 ; Valse-fantaisie tyrolienne op. 116 ; Cinq Improvisations op. 118. Jennifer Fichet, piano. Non daté. Notice en français et en anglais. 76’ 38’’. Hortus 237.
Un regain d’intérêt se manifeste depuis quelques années pour l’œuvre pianistique de l’Américaine Amy Beach, comme en témoignent de récents albums signés par Kirsten Johnson (Guild, 2018) et Martina Frezzotti (Piano Classics, 2023), ou encore un récital du duo de pianos Genova et Dimitrov (CPO, 2022). Le présent hommage, que l’on doit à la pianiste française Jennifer Fichet, propose un panorama d’une bonne dizaine de partitions qui s’étendent sur près de cinquante ans, offrant ainsi une diversité d’inspirations, globalement tirées de la nature ou de musiques folkloriques.
Comme le rappelle Jennifer Fichet dans la copieuse notice qu’elle rédige elle-même, Amy Beach a vu sa vocation bien contrariée. Née en New Hampshire, dans une famille cultivée, elle donne précocement de petits récitals. Malgré les conseils reçus, ses parents préfèrent lui faire suivre des cours privés plutôt que de l’envoyer dans un conservatoire en Europe. Sa formation sera essentiellement autodidacte. Après un récital à succès donné en 1881, son élan est stoppé : à dix-huit ans, elle épouse un chirurgien qui a plus du double de son âge. Ce dernier lui demande de renoncer à l’enseignement et de se limiter à deux concerts par an, tout en l’encourageant à composer. Mais il ne lui accorde pas le droit de suivre des cours ni de voyager. Triste condition, imposée par des contraintes sociales qui brident un épanouissement. Amy Beach va le combler en étudiant par elle-même et en se plongeant dans des traités théoriques. Malgré la réussite de la création de sa symphonie à Boston en 1896, elle devra attendre le décès de son mari en 1910 pour pouvoir enfin s’exprimer librement. Elle peut alors se déplacer aux Etats-Unis, parcourir l’Europe et rencontrer les milieux musicaux. Elle décédera à New York, laissant un catalogue varié, dont un grand nombre de pièces pour le piano, en général de moyenne envergure, qui s’inscrivent dans la grande tradition, à travers un langage souvent poétique et coloré.
Le présent récital montre qu’au-delà de son talent inné, Amy Beach a bien profité de son apprentissage isolé, puis de sa liberté. En témoigne une partition de vastes dimensions (près de vingt minutes), les Variations sur des thèmes des Balkans op. 60 de 1904, dont Jennifer Fichet propose la révision de 1936 (la première mouture figure dans l’album de Martina Frezzotti). Le thème principal est une mélodie folklorique serbe assez mélancolique, qu’Amy Beach fait suivre d’onze variations où l’on retrouve deux autres mélodies balkaniques, et divers genres : canon, barcarolle, passage pour la main gauche, marche funèbre… Une œuvre centrale, bien dosée, qu’elle orchestrera et qui fera l’objet d’un arrangement pour deux pianos.
Le programme propose aussi des pièces de durée moyenne : une Valse-Caprice (1889), ludique et ornementée, une Ballade (1894), qui évoque à la fois Chopin et Liszt, et deux Sketches (1892) d’après des textes littéraires dont l’un, Dreaming, s’inspire de Victor Hugo (« Tu me parles du fond d’un rêve », premier vers du poème A celle qui est voilée, Les Contemplations, Livre VI, XV), et l’autre de Lamartine (« Naître avec le printemps, mourir avec les roses », vers qui ouvre le poème Le papillon des Nouvelles méditations poétiques). La culture littéraire d’Amy Beach sert ces moments plutôt schubertiens.
La nature est évoquée avec finesse dans les deux Compositions de 1924 où il est question de fleurs sauvages et d’automne. La compositrice livre aussi des sentiments intérieurs, dépouillés dans The Old Chapel by Moonlight, tristes dans la délicate berceuse Cradle Song of the Lonely Mother, passionnés dans un Nocturne qui se souvient aussi de Chopin, ou inspirés du folklore tyrolien dans une dynamique Valse-Fantaisie. Ces pages datent du milieu de la décennie 1920. Cinq Improvisations de 1937, entre souvenirs viennois et mazurka, complètent un panorama attrayant qui montre la continuité, au sens large, d’une inspiration souvent en relation avec la musique européenne du XIXe siècle et du début du XXe. C’est dire la singularité d’une écriture qui séduisit des interprètes comme Josef Hofmann, Ferruccio Busoni ou Moriz Rosenthal, qui inscrivirent des pages d’Amy Beach à l’affiche de leurs concerts.
On louera l’investissement généreux et chaleureux de Jennifer Fichet pour approfondir l’art de la compositrice américaine. Formée à Lille et à Paris, lauréate de plusieurs concours, la pianiste française, qui est aussi chambriste, a fait une carrière d’accompagnatrice avant d’en enseigner la pratique au CNSMD de Paris. Aujourd’hui, elle est titulaire d’une classe de piano au CRD d’Issy-les-Moulineaux. Tout au long de ce parcours en forme d’hommage, elle est attentive aux inventions mélodiques diverses et variées, leur offrant une interprétation soignée, claire et souvent poétique.
Son : 8,5 Notice : 10 Répertoire : 8,5 Interprétation : 8,5
Jean Lacroix