Le piano éphémère de Turina par Martin Jones
Joaquin TURINA (1882-1949) : Sevilla. Suite pittoresque op. 2 ; Sonate romantique, sur un thème espagnol op. 3 ; Coins de Séville op. 5 ; Trois Danses andalouses op. 8 ; Album de voyage op. 15 ; Femmes espagnoles 1ère série op. 17 ; Danses fantastiques op. 22 ; Sanlucar de Barrameda. Sonate pittoresque op. 24 ; El barrio de Santa Cruz, op. 33 ; Rythmes. Fantaisie chorégraphique op. 43 ; Cinq Danses gitanes, 1ère série op. 55 ; Sonate fantaisie op. 59 ; Le château d’Almodovar op. 65 ; Femmes espagnoles 2e série op. 73 ; Fantaisie italienne op. 75 ; Ballet. Suite de danses du XIXe siècle op. 79 ; Cinq Danses gitanes, 2e série op. 84 ; Coin magique. Parade en forme de sonate op. 97 ; Depuis ma terrasse. Estampes pour piano op. 104. Martin Jones, piano. 2020. Livret en anglais. 296.30. Nimbus Records NI 1710 (un coffret de 4 CD).
Si plusieurs compositeurs espagnols importants, nés au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, sont catalans (Albéniz, Granados, Mompou), Manuel de Falla et Joaquin Turina sont de purs produits d’Andalousie. Le dernier nommé est même né à Séville, cité emblématique s’il en est, qui évoque la lumière, la chaleur et les couleurs de ce pays de soleil brûlant. Né en 1882, Turina, dont le père était peintre, étudie auprès d’Evaristo Garcia Torres et révèle très vite des talents de compositeur (un opéra à quinze ans) et d’interprète. Torres le pousse à s’inscrire au Conservatoire de Madrid où il perfectionne sa technique avec un pédagogue reconnu, José Trago. Il se mêle aux milieux artistiques et devient un ami de Manuel de Falla. Il continue à composer : piano, musique de chambre, petite œuvre scénique, et se produit en public dans Scarlatti, Beethoven, Schumann ou ses propres compositions. A la fin de 1905, on le retrouve à Paris où il prend des leçons auprès de Moritz Moszkowski et s’inscrit dans la classe de composition de Vincent d’Indy à la Schola Cantorum. Réinstallé en Espagne lorsque la première guerre mondiale éclate, il est joué avec un franc succès à Madrid (La Procesion del Rocio dès 1913 déjà, puis une comédie lyrique). Il compose des opéras, de la musique de scène, de la musique orchestrale et de chambre et se produit abondamment en concert. Il devient professeur au Conservatoire de la capitale en 1930. Son corpus le plus important est destiné au piano : sur la bonne centaine de numéros d’opus inscrits à son catalogue, on relève plus de cinquante œuvres pour le clavier. Ce coffret propose une sélection d’une petite vingtaine de partitions, panorama significatif d’une production qui s’étend de 1908 à 1948, couvrant ainsi toute une carrière.
Le pianiste anglais Martin Jones, né en 1940, étudie au Royal College of Music de Londres et remporte en 1968 le Concours Myra Hess ; la même année, il entame une carrière de concertiste et de soliste. Il se consacre à des partitions moins fréquentées (concerto de Busoni) et aux compositeurs anglais, ainsi qu’à la musique espagnole. Il enregistre maints disques pour le label Nimbus, notamment une intégrale de Szymanowski, mais aussi en 1995 et 2000 une série dédiée à Turina, rééditée ici pour célébrer les 80 ans du pianiste. Le coffret n’en propose pas un ordre chronologique, chaque CD présentant un mélange de pièces d’époques différentes, assurant ainsi un intérêt constant et utile. L’écoute en continu court en effet le risque d’entraîner une sensation de monotonie, le compositeur ne variant guère un style classique qui relève plus de « l’art d’agrément », comme le fait remarquer avec pertinence Guy Sacre dans son ouvrage La musique de piano. Dictionnaire des compositeurs et des œuvres (Paris, Laffont, Bouquins, volume J à Z, p. 2876). Nous ne serons pas aussi sévère que cet éminent critique musical qui, en évoquant Turina, précise qu’« il faut lui emboîter le pas, se divertir un moment, comme lui, à ses coloriages ; et bientôt ne plus y penser. » Le coffret de Martin Jones tend à démontrer que bien des pages ne sont pas négligeables, même s’il est vrai que le petit format demeure une constante.
On saluera ainsi la partition initiale Sevilla op. 2 de 1908 -qui n’ouvre pas le coffret, celui-ci proposant d’emblée les deux séries de Cinq Danses gitanes op. 55 et 84, successivement de 1929-30 et de 1934. Sevilla est une suite pittoresque en trois parties qui célèbre la cité natale de Turina à travers ses orangers, la Fête-Dieu et la Feria, offrant, dans une atmosphère tour à tour dansante, recueillie et fervente dans l’évocation de la procession, puis festive, des aspects très représentatifs d’un univers plein de couleurs. En inscrivant en tête de son panorama les deux séries des Danses gitanes, Martin Jones fait vibrer d’emblée la sensibilité et la magie d’un peuple qui combine la fièvre, le rythme, les rites, la joie, la séduction, mais sait aussi cultiver la beauté de ses sites (une pièce est vouée au Palais du Generalife de Grenade). A la même époque, Turina évoque de façon poétique l’impressionnante forteresse médiévale d’Almodovar sur son éperon rocheux.
L’une des qualités du compositeur est dans la suggestion : dans le deuxième CD, une série de portraits de Femmes espagnoles op. 17 (1916) et op. 73 (1932) souligne avec finesse les origines andalouses, murciennes ou madrilènes, mais aussi les caractères ou les sentiments (l’amour, la coquetterie, la marchande de fleurs, la mondaine…). Il croque à travers des nuances variées et vivantes des silhouettes ou des attitudes. Plus loin, à travers des intitulés plus généraux (Sonate romantique, op. 3 ; Rythmes op. 43, Ballet op. 79), il fournit des impressions qui peuvent être spirituelles, évocatrices, sérieuses ou joyeuses.
Ce que Turina réussit peut-être aussi bien, jusqu’à la fascination, c’est la description de lieux, intimes, pittoresques, ou le rappel de souvenirs de déplacements. C’est le cas dans l’Album de voyage de 1915, qui ressemble à un carnet d’images prises en cours de route ou revisitées dans un rêve ultérieur : le casino d’Algeciras, Gibraltar avec son écho du God save the King, ou une vivifiante fête à Tanger. Ce sont aussi les « rincones », ces petits coins pittoresques voués aux sensations, propices aux sérénades, à l’intimité, au rappel des guitares, au rassemblement des familles… La Parade en forme de sonate op. 97 (1943) n’est pas loin du souvenir des parcs, des arènes ou de la Cathédrale de Séville, esquissés dans les Coins sévillans op. 5 de 1911. Dans cet opus précoce, la moiteur nocturne, les jeux et les rondes des enfants ne relèvent pas seulement de la miniature, car la majesté de l’édifice religieux, qui semble lui aussi entrer dans la danse juvénile, est comme un reflet de la respiration d’un peuple et de son âme. En toute fin de coffret, lorsque Turina se penche sur son passé (Depuis ma terrasse. Estampes pour piano op. 104), il est proche de son décès. Dans ces trois pages de 1948, il retrouve la paix de l’ombre du balcon muni d’un grillage (le moucharabié) et l’harmonie de sa cité natale ; il clôture son adieu à la vie par une symphonie de fleurs. Il y insère sa délicatesse, ses effusions et toute sa tendre nostalgie.
Il est certain que l’œuvre pour piano de Turina n’atteint pas la force imaginative ni l’inspiration d’Albéniz ou de Granados. Il ne s’en dégage pas moins un charme irrésistible ; la palette des couleurs, qui privilégie un peu trop souvent les mêmes nuances, n’empêche pas de s’y attarder. Il est toutefois recommandé de s’y laisser conduire par petites doses, pour en apprécier la saveur et la légèreté. C’est dans cette optique que la structure de chaque CD semble avoir été construite. Martin Jones est un parfait défenseur de cet univers souvent soyeux, qui n’a rien de révolutionnaire ; l’interprète place le goût au premier plan. Il aborde chaque pièce avec la dimension qui lui convient, jamais abstraite, toujours fluide, avec un toucher agile qu’il sait rendre voluptueux, mystérieux ou éphémère.
Son : 9 Livret : 7 Répertoire : 8 Interprétation : 9
Jean Lacroix