Annelien Van Wauwe et Severin von Eckardstein à Flagey

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Flagey, 16 Août, 19h30. J’arrive au pied du Paquebot pour entamer le rituel d’entrée. Les membres du personnel sont toujours impeccables. Sous leurs yeux plissés, on devine un sourire bienveillant, mais rigoureux lorsqu’ils rappellent les nouvelles règles exigées. Aucun faux pas n’est toléré. Pour des raisons sanitaires évidentes et pour éviter le moindre risque de voir les futurs événements annulés pour cause de négligence. La menace est réelle, la tension tout autant. 

Dans la salle, j’observe ce vaste Studio 4 à l’acoustique si merveilleuse. Voir l’unique petite centaine de personnes aujourd’hui tolérée dans ce volume si majestueux, c’est voir un mastodonte exsangue, asphyxié, qui lutte pour sa survie. Le vide l’étouffe quand le plein le libère. 

Cela dit, transporté, ce soir, le public de Flagey le sera. Un voyage délicieusement éclectique l’attend avec une Annelien Van Wauwe tout en finesse dans son élégante robe noire et un Severin von Eckardstein assorti dans sa chemise étroite à col Mao reflétant toute sa sobriété et son humilité. 

Le concert commence avec les 3 Fantasiestücke opus 73 pour clarinette et piano de Schumann et se terminera avec la Sonate opus 120 n° 2 de Brahms pour le même ensemble. Deux oeuvres qui se répondent à bien des égards, tant par leur sens profondément mélodique où se dessine l’amour que par le lien profond et unique qui relie Schumann et Brahms au-delà de leur propre vie et au plus près de leur musique. Lorsque ces deux grandes oeuvres se côtoient le temps d’un concert, le lien n’en est que plus évident. 

Au coeur de ce romantisme allemand, l’amour du chant, de la phrase, de la musique de chambre et du voyage se ressentent à chaque note qu’Annelien Van Wauwe nous propose. Avec elle, il n’y a ni corps, ni instrument, mais un seul souffle qui traverse les deux et fait résonner la musique avec une profondeur et une sincérité désarmantes. Cette artiste ne triche pas et ne fait jamais le jeu d’une démonstration inutile. Lors de l’interview d’après concert, Severin von Eckardstein dira d’ailleurs entre autres compliments « You play like you are ». Car en effet, Annelien Van Wauwe est ce qu’elle joue et joue ce qu’elle est. 

Le pianiste allemand, de son côté, choisira la posture de l’accompagnateur fin et discret dont l’écoute est permanente. Il sert la clarinettiste avec tout son talent de coloriste et se fait le réceptacle de toute l’expression proposée par la jeune femme. Parfois généreux dans ses choix de pédales, il reste pourtant très attentif, quelquefois même légèrement en retrait, et n’écrase jamais sa partenaire, laissant la lumière se répandre sur elle. 

Cependant, l’ensemble respire d’une seule voix, d’un bout à l’autre de chaque pièce, au service d’une finesse et d’un sens musical profondément ressentis où aucune note n’est laissée à l’abandon. Les intentions sont claires dans cette interprétation séduisante qui ne se laisse pas pour autant sombrer dans une folie excessive. 

Dans la Fantasia Nach J.S. Bach de « Bach-Busoni », pièce écrite en hommage au père récemment défunt du compositeur et qui se décline comme une longue méditation sombre et profonde, c’est un autre pianiste qui se révèle. Sous les doigts de Severin von Eckardstein, elle apparaît sous des contours nouveaux, plus évocateurs, plus denses, plus viscéraux que ce que j’avais pu entendre jusque-là de cette oeuvre. Un monde intérieur surgit avec une force qui vient des tripes et qui fait de la douleur une peinture. En témoigne ce passage dont la mélodie se pare d’un accompagnement qui l’effleure avec délicatesse sans jamais la brusquer ; ou encore cette fughetta dont Severin von Eckardstein nous livrera toute la majesté des sommets depuis son piano devenu orgue. Il est difficile de ne pas être subjugué par tant d’intelligence et de compréhension et par cette construction exigeante et personnelle de l’oeuvre que nous offre l’Allemand. Nous nous retrouvons clairement dans la continuité directe de ce qu’il nous avait déjà montré lors de sa victoire en Concours Reine Elisabeth en 2003. Ce qu’il prouvera encore dans son interprétation toute en dentelle de l’Adagio D 612 très peu joué de Schubert, dont le foisonnement de l’ornementation restera toujours humble et au service de l’élégance.

Mais c’est sans doute dans les 4 pièces opus 5 d’Alban Berg que le duo nous donne à entendre la plus belle preuve que l’essence même de la musique ne peut naître que sur une scène. Dans cette oeuvre, dont Alban Berg spécifiait la nécessité absolue de laisser place au silence entre chacune des parties, tout s’efface soudainement. Tout se dissout dans l’absolu de chaque son. L’osmose est totale entre les deux musiciens. La tension est palpable entre chaque note pour ensuite s’épanouir dans l’expression la plus juste de la note suivante. L’écoute des artistes est parfaite et l’intelligence en construction s’éveille à chaque phrase. Plus rien d’autre n’existe que la naissance de la musique elle-même dont nous sommes aujourd’hui les témoins privilégiés, celle qui ne peut vivre qu’au travers des artistes qui s’en emparent et des oreilles qu’elle apprivoise.

En guise de bis, Annelien Van Wauwe et Severin von Eckardstein proposent une oeuvre assez désuète mais humoristique, Immer Kleiner d’Adolf Schreiner, dans laquelle la clarinette se démonte au fur et à mesure que l’oeuvre se déroule, pour terminer avec une pièce unique, le bec de l’instrument, d’où sort un son criard, comme un cri de détresse. Ce choix est loin d’être anodin. Annelien Van Wauwe prendra la parole pour rappeler l’urgence de s’occuper d’un secteur à bout de souffle tant il est de plus en plus bridé, et d’ajouter non sans humour : « Les restrictions étant de plus en plus grandes, nous terminerons avec un bis de plus en plus petit. Il est temps d’agir afin de préserver l’art vivant ! »

Harold Noben

Bruxelles, Flagey, le 16 août 2020

Crédits photographiques : Marco Borggreve

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