Le Quatuor Akilone se nourrit aux sources vives de Dvořák 

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Deep in the forest. Antonín Dvořák (1841-1904) : Quatuor à cordes n° 14 en la bémol majeur op. 106 ; Les Cyprès (Échos des Romances), pour quatuor à cordes B. 152. Quatuor Akilone. 2023. Notice en français et en anglais. 67’ 04’’. Klarthe KLA175.

L’aventure musicale et humaine du Quatuor Akilone (Magdalena Geka et Elise De-Bendelac, violons ; Perrine Guillemot-Munck, alto, et Lucie Mercat, violoncelle) a débuté à Paris en 2011. Lauréat du 8e Concours international de Bordeaux en 2016, ce jeune ensemble s’intéresse à la dimension contemporaine (création d’œuvres de la Chinoise Xu Yi ou du Letton Andris Dzenitis), mais aussi au grand répertoire. On a pu apprécier ses qualités dans un programme Mozart/Haydn/Schubert (Mirare, 2018), dans un autre intitulé « Legends » (Liszt, Caplet) avec la harpiste Coline Jaget (Évidence, 2021), ou plus récemment, dans l’intégrale des six quatuors de Florentine Mulsant, en partage avec d’autres formations (AR Ré Sé, 2024). Cette fois, c’est à Dvořák que les Akilone se sont intéressées. D’une manière des plus concrètes, puisque, comme l’explique le musicologue et critique musical Tristan Labouret dans une notice très soignée dont l’écriture revêt des accents poétiques, les quatre jeunes femmes se sont rendues sur les traces du compositeur au printemps 2023, à l’occasion de cours avec les membres du Quatuor Talich à Prague. Elles se sont imprégnées de lieux emblématiques, comme le village natal de Nelahozeves ou le Musée Dvořák, ont consulté des manuscrits et découvert des chanteurs et des danseurs traditionnels. Le contexte a servi également à un podcast destiné à accompagner cet album. Dès l’automne qui a suivi, elles ont enregistré le présent programme dans la chaleureuse acoustique de l’église de Nanteuil-sur Marne, à une dizaine de kilomètres de La Ferté-sous-Jouarre. Le résultat est un vrai bonheur musical et sonore.

Le mélomane peut, s’il le souhaite, écouter en premier lieu, pour des raisons chronologiques d’écriture, Les Cyprès, avant le Quatuor n° 14 qui ouvre le programme. C’est une manière de ressentir l’évolution profonde du compositeur dans le domaine. Au cours de deux semaines de l’été 1865, Dvořák, âgé de 21 ans, élabore dix-huit mélodies sur des poèmes au romantisme un peu convenu, sinon désuet, de Gustav Pfleger-Moravský (1833-1875), qui évoquent des sentiments amoureux ainsi qu’une passion pour la nature. Le jeune créateur est alors épris de la fille d’un bijoutier, Josefina Čermáková, à laquelle il donne des cours de piano. Mais le penchant n’est pas réciproque. Dans sa biographie consacrée au Tchèque (Fayard, 2004), Guy Erismann précise que, malgré leur non-publication de son vivant, Dvořák manifestera son attachement aux Cyprès (sans doute en souvenir de cet amour non partagé -on sait qu’il épousera Anna, la sœur de Josefina, en 1873), en insérant certaines mélodies dans d’autres partitions des années 1880, et surtout en adaptant douze d’entre elles, en 1887, pour quatuor à cordes, sans numéro d’opus (le B. 152 accolé provient du catalogue établi par Jarmil Burghauser). Ces brèves pages, où domine l’intimité qu’elles réclament, sont rendues avec une fraîche sensibilité par les Akilone, qui préservent leur caractère sentimental, sans gommer l’aspect chantant qu’elles avaient à l’origine et qui est confié surtout au premier violon (Magdalena Geka joue sur un Gagliano de 1734). Par le passé, ces Cyprès ont servi de complément à divers programmes (Quatuors Cleveland, Lindsay, Panocha, Chilingirian, Cecilia…). Les Akilone en transmettent avec conviction le message sous-jacent, qui est tout autant affectif que lié à la nature. 

Avec le Quatuor n° 14 op. 105, on entre de plain-pied dans la maturité rayonnante de Dvořák, heureux, en ce mois de décembre 1895, d’être rentré dans son pays natal après l’aventure américaine. Le quatuor a été entamé là-bas, quelques mois auparavant, puis laissé en attente. Il est achevé en une vingtaine de jours. On sait que la numérotation est trompeuse : l’opus 106 a été composé avant le 105. Mais l’ambiance commune est celle de la joie du retour au bercail. Les Akilone proposent une version enthousiaste de ce n° 14. Qu’il s’agisse des aspects sombres qui ouvrent le premier mouvement, bientôt suivis d’une expression de passion qui s’amplifie, de l’exubérant Molto vivace, un furiant dynamisé par des rythmes subtils, du Lento fervent qui s’épanche dans un lyrisme frissonnant, ou de l’Allegro non tanto qui sert de final avec une joie communicative, l’investissement, généreux et chaleureux, des Akilone montre à quel point cette préparation à l’interprétation sous la forme d’un déplacement in situ a porté ses fruits en termes de complicité. Les Akilone viennent rejoindre avec aisance le lot des gravures de qualité pour voisiner avec les Stamitz, les Wihan, les Panocha, les Prazak ou les Zemlinsky. 

La notice fait l’objet d’une belle idée : lorsqu’on déplie le document, on découvre au verso une photographie en couleurs, format poster (48 x 36 cm). Un paysage de forêt luxuriante apparaît, au sein duquel les quatre jeunes virtuoses du Quatuor Akilone sont installées, songeuses ou rêveuses. Il s’agit sans doute du cœur de cette région boisée qui entoure Nelahozeves, le village natal du compositeur. On comprend mieux dès lors pourquoi cet album plein d’émotions passionnées est intitulé Au fond de la forêt

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

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