Le ravissement franckiste

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Un programme ambitieux nous est proposé par l’Opéra de Dijon, comportant deux sommets franckistes auxquels il serait suicidaire de s’attaquer si l’on ne participe de cette élite chevronnée. La juxtaposition de Haydn, qui ouvre le concert, surprend. A moins d’un siècle de distance, est-il possible de trouver des œuvres d’apparence aussi différentes ? Même si le second ignore tout de l’humour, « con molto sentimento », « …ma con fuoco » qu’indique Franck au début des derniers mouvements de son quintette, elles relèvent d’une commune volonté d’exprimer la passion dans toutes ses déclinaisons. Or l’ample « largo cantabile e mesto », au centre du quatuor en ré majeur (Hob.III.79) de Haydn, est la démonstration la plus évidente de leur sensibilité commune. Dès l’exposé du thème de l’allegretto qui ouvre le quatuor, et sa reprise, on est sous le charme. Le Quatuor Hermès, que l’on ne présente plus, lui donne toute son expression sensible, avec une liberté de jeu et une élégance suprêmes. Les passages enfiévrés, les contrastes affirmés, la plénitude, la rondeur participent d’un discours qui passionne. L’équilibre est idéal, où chacun tient sa place dans une concentration et une écoute exemplaires. La beauté des timbres, leur fusion, le naturel des traits virtuoses, tout concourt au régal.

Le Prélude, choral et fugue, était évidemment attendu. Avec Philippe Cassard, on oublie tout ce qu’on a écouté depuis Blanche Selva et Cortot pour redécouvrir l’œuvre comme si l’encre en était encore fraîche, débarrassée de ses scories, de sa patine. L’art de faire parler le clavier, avec les touchers les plus variés, alliant une fluidité rare à des expressions rageuses est manifeste dès le Prélude. Toujours la musique respire, expression d’une grande ferveur, assortie de douceur et de fougue, frémissante, lumineuse et puissante. Toutes les parties chantent. Une pédale subtile, qui ménage les résonances sans sollicitation extravertie. On oublie la prodigieuse technique pour s’approprier, se fondre dans cette musique à nulle autre pareille. Le choral oublie le luthérianisme pour se muer en une déambulation monacale, d’essence mélodique, plainte émouvante, où l’on se fond. La fugue, si elle emprunte son écriture à Bach, s’écoute dans le droit fil de ce qu’en fit Beethoven, inspirée, ductile, claire. (*). La supplique, la plénitude séraphique se muera en jubilation, puis en cri d’angoisse, quasi démoniaque, lisztien, au cours du formidable crescendo final. L’effusion lyrique, sans amplification dramatique surajoutée, est au rendez-vous, qui nous captive et nous étreint. A-t-on mieux joué ce chef d’oeuvre ? Rien n’est moins sûr.

Outre le travail technique, on imagine la longue maturation, conditions essentielles à la conduite d’une telle interprétation. Dans le domaine lyrique, toute prise de rôle est scrutée avec une attention redoublée : l’adéquation des moyens, l’intelligence du personnage sont disséquées pour une épreuve redoutable. En matière instrumentale, on ne l’annonce pas. L’écoute est ainsi débarrassée de tout préjugé. Une confidence d’après concert ajoute ainsi à notre émerveillement : c’est la première fois que Philippe Cassard, géant discret et humble du piano, de l’étoffe des plus grands, aborde l’œuvre en public…

Le quintette en fa mineur réunit naturellement le chambriste accompli au Quatuor Hermès. Intensément dramatique, tourmentée, « con passione », élégiaque, fougueuse, l’œuvre est restituée par les cinq musiciens dont les qualités se conjuguent pour le bonheur du public. Le piano, partenaire aussi concertant que se fondant dans le discours collectif, y apporte ses couleurs, ses rythmes et sa puissance. Le premier mouvement sera interrompu par le remplacement d’une corde du violoncelle de Yan Levionnois, ce qui nous vaudra une reprise en amont. L’entente est parfaite, l’animation intense, avec la magie d’une fusion achevée des individualités au service d’une expression unifiée. Le pathétique le dispute à la poésie, haletant, douloureux, d’un romantisme exacerbé, avec des suspensions captivantes. La réussite est patente. Le lento, sensible, enfiévré jusqu’à l’angoisse, retrouve la sérénité. Le finale « con fuoco » respecte bien l’allegro non troppo, tendu, nerveux, pour une conquête finale de la joie, souveraine. Le moment est miraculeux, le temps suspendu.

Ainsi, les longues acclamations d’un public conquis invitent-elles les musiciens à lui offrir un bis. Le deuxième mouvement du quintette de Brahms ravira chacun, mais me laissera indifférent, malgré mon amour de Brahms, tant l’empreinte des deux œuvres de Franck me poursuivra encore durant plusieurs heures. Philippe Cassard, passionné par le Prélude, choral et fugue, l’offrira à de multiples reprises dans les mois à venir. Ne laissez pas passer l’occasion !

Dijon, Opéra, le 5 décembre 2021

Yvan Beuvard

Crédits photographiques : Lyodoh Kaneko

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